De la «liberté d’offenser» à celle d’importuner?

A peu près tout a été dit sur la tribune parue la semaine dernière dans le Monde qui plaidait pour la libération d’une «autre parole» des femmes, au point qu’il est sans doute inutile de revenir sur le fond. Il y a en revanche un aspect du texte qui n’a pas été relevé et qui mérite qu’on s’y arrête. Au milieu du galimatias qui caractérise habituellement ce genre d’intervention – mélange de protection de l’exception culturelle française en matière de harcèlement (contre le «puritanisme» américain érigé en épouvantail), de défense des agresseurs devenus victimes de procès en «sorcellerie», le tout pimenté du vocabulaire psy de circonstance sur la pulsion sexuelle «par nature offensive et sauvage» – se trouve un éloge constant de la liberté individuelle.

Tout le texte baigne dans un lexique libéral-libertaire où la liberté que «nous chérissons» est opposée au «puritanisme», au «moralisme» de ceux qui défendent une «conception substantielle du bien». La tribune mentionne ainsi Ruwen Ogien, philosophe et défenseur bien connu des libertés individuelles décédé l’an dernier: les rédactrices proposent d’ajouter à la «liberté d’offenser» prônée par le philosophe une «liberté d’importuner» qui serait de même nature et deviendrait une véritable condition de la «liberté sexuelle».

Le nom d’Ogien sert ici à donner des airs progressistes au texte. Comme il est fort douteux qu’un penseur aussi intègre ait soutenu une telle entreprise, il est sans doute utile de revenir ici sur ce qu’il entendait par «liberté d’offenser». Lorsqu’il évoquait cette liberté dans un livre paru en 2007, je pense qu’il poursuivait deux objectifs.

Le premier était de trouver un critère permettant de délimiter la liberté individuelle, et en particulier la liberté d’expression. Ogien ne prend pas le terme «offenser» au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire comme une atteinte causée intentionnellement à la réputation et à l’honneur d’une personne, mais plutôt comme le fait de choquer et de heurter les convictions les plus solidement ancrées. Son idée était qu’il est parfaitement possible de défendre une liberté de choquer, c’est-à-dire d’attaquer les croyances, les symboles et les dogmes sans pour autant porter délibérément préjudice à des personnes identifiables en les injuriant, par exemple. Le fondement de cette distinction entre les «offenses» et les «préjudices» est une option éthique assez simple pour laquelle les seules limites à nos actions sont les nuisances qu’elles causent à autrui.

Cette option a pour corollaire une morale sexuelle fondée sur le consentement, l’absence de consentement suffisant, en la matière, à établir un préjudice. On saisit tout ce qui sépare cette vision d’une «liberté d’importuner» qui, par définition, revient à nuire à des personnes en forçant leur consentement. Ogien, qui puise la plupart de ses références dans la philosophie anglo-saxonne, a une conception de la morale respectueuse de la liberté individuelle et de l’intégrité physique d’autrui qui le situe aux antipodes de la fascination qu’exerce, notamment en France, une figure tenace de l’artiste démiurge et tout puissant dont les désirs seraient des ordres.

Ruwen Ogien n’aurait sans doute pas pris très au sérieux toute la vision des rapports humains qui sous-tend la tribune, pour laquelle il n’y a pas de séduction sans prédation, pas d’amour sans souffrance, pas de sexe sans violence et pas de jouissance sans transgression; pathos qui formerait presque l’idéologie professionnelle d’un certain monde français de l’art auquel appartient une partie non négligeable des signataires. Conséquence supplémentaire que l’on peut tirer de l’œuvre d’Ogien: on ne mélangera pas les agresseurs et leurs victimes. Si les règles d’or sont la non-nuisance à autrui et le respect du consentement, la révélation d’actes de harcèlement et de violences n’est pas une forme de «délation» comme il est parfois affirmé dans les médias, mais une dénonciation légitime dans une société démocratique.

Le second objectif d’Ogien était de défendre la vocation critique de la liberté d’expression. La «liberté d’offenser» correspondait à un état d’esprit libéral pour lequel les cibles des moqueries et des attaques devaient, de préférence, être la morale dominante, l’ordre établi, les puissances politiques et les religions majoritaires. La liberté d’expression est une discipline qui consiste à écouter – et à devoir supporter! – la parole d’autrui. Or il avait bien conscience de la transformation qui affecte, depuis quelques années en France, et depuis quelques décennies aux Etats-Unis, la liberté d’expression. Un certain nombre de personnalités politiques et médiatiques se sont en effet saisies de cette liberté pour défendre le droit de dire tout le mal qu’ils pensent des minorités, du «politiquement correct» et des revendications égalitaires.

Dans une tribune parue dans Libération le 4 décembre 2016, Ogien proposait de distinguer deux phénomènes: la liberté d’expression d’un côté, qui consiste à respecter le droit à la parole des autres et à tenter de ne pas nuire à autrui ; et, de l’autre, une «libération de la parole», plus sommaire, qui se résume au droit de revendiquer le droit de dire «ce que l’on pense» et de défendre ses privilèges – en courant de plateau en plateau pour gémir sur les «nouvelles censures»! C’est incontestablement à la seconde catégorie qu’appartient la tribune significativement intitulée «des femmes libèrent une autre parole».

En France, le vocabulaire libéral est très souvent invoqué pour donner un lustre à des causes rétrogrades. Les amateurs véritables de la liberté n’y sont pas si nombreux. Ruwen Ogien était l’un d’entre eux, c’est pourquoi sa voix manque et qu’il est quelque peu regrettable de le voir embrigadé dans une aventure aussi piteuse.

Denis Ramond, Docteur en Science politique.

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