De la rage sans espoir au martyre : penser la complexité du jihadisme

L’hypothèse d’une «islamisation de la radicalité», telle qu’elle a été défendue par Olivier Roy fait polémique. Ayant été le premier à proposer cette analyse, dès le mois de mai 2015, à l’occasion d’un entretien accordé à la revue Regards, publié ensuite sur Mediapart (1), je ne me ferai pas le défenseur acharné de cette formulation. Elle se voulait plus pédagogique que conceptuelle, énonçant un problème plus qu’elle ne le résout. Les querelles de mots peuvent être sans fin. On peut s’y épuiser sans jamais vaincre ni convaincre. Ces querelles signalent d’abord notre difficulté à penser avec des mots anciens la complexité du drame auquel nous faisons face. «Il n’y a pas de mots pour dire…» est le constat récurrent de la sidération devant l’horreur. C’est de ce point qu’il nous faut partir ensemble.

Radicalisation est, à l’évidence, un mot-valise. Il désigne aujourd’hui, du point de vue de l’ordre social et politique, des itinéraires subjectifs très divers et d’époques diverses, identifiés comme des dangers potentiels. On y rassemble sans distinction Action directe et Aqmi [Al-Qaeda au Maghreb islamique, ndlr], Brigades rouges et mouvement NO-TAV en Italie, mouvement nationaliste basque et militants écologiques. Radicalisation est une catégorie de police plus que de pensée. Elle ne nous permet pas d’identifier la singularité de l’engagement jihadiste dans le monde et dans notre pays.

Depuis une quinzaine d’années, et de façon croissante, nous assistons à des manifestations de révoltes, de colère ou de rage contre les effets de l’ordre financier mondial qu’on nomme «mondialisation» et contre les Etats qui le gèrent. Cette colère «radicale» s’exprime notamment par un nombre croissant d’émeutes ou d’affrontements civils qui sont la marque de notre époque. J’y ai consacré un livre dès 2009 (2). Les déclencheurs sont très divers mais le répertoire récurrent. Partout, le passage à l’acte collectif nous dit l’épuisement des formes politiques de représentation inventées aux XIXe et XXe siècles.

Cette colère se cherche un sens depuis la fin du communisme et la clôture de l’hypothèse révolutionnaire. Ni le processus des Forums sociaux mondiaux initié à Porto Alegre en 2001 ni Occupy Wall Street, à partir de 2011, n’ont répondu à ce besoin. Les soulèvements de 2011 en Tunisie et en Egypte, surnommés «printemps arabe», ont pu faire croire à un renouveau révolutionnaire. Ils ont été suivis de graves désillusions. C’est aujourd’hui l’absence de toute espérance qui domine. Depuis dix ans, les immolations par le feu, qui se multiplient dans le silence médiatique, en sont le signal le plus clair (3).

En première ligne du «No Future»

Le monde entier est nu. La souffrance sociale est soumise à la brutalité symbolique que constitue la perte d’un horizon historique et d’une figure de l’avenir. Nous subissons tous les conséquences culturelles de l’épuisement de la politique moderne qui s’inscrivait dans une histoire et voyait dans l’Etat l’enjeu et l’instrument central de toute transformation collective. L’impuissance politique se double du spectacle mondial de la corruption des pouvoirs. La perte de crédibilité de la parole des gouvernements et, par extension, de toute parole d’autorité est destructrice de l’espace public comme «usage public de la raison», comme l’a caractérisé Habermas.

Lorsque la politique reflue, la religion afflue. Partout, elle redonne un sens à la vie individuelle, comme au destin collectif. Avec la passion politique et l’espoir révolutionnaire, le besoin de transcendance a pu être momentanément assuré hors des Eglises. Aujourd’hui, ce besoin se reconfessionnalise dans des formes nouvelles. «Chaque génération est un nouveau peuple»,disait Tocqueville. La génération qui vient est la première génération de la mondialisation, première génération postcommuniste, première génération posthistorique. Elle est aux premières loges de ce séisme culturel et politique, en première ligne du «No Future» que dessinent des pouvoirs sans alternatives et un réchauffement climatique qui s’emballe. Pourquoi échapperait-elle à la tentation de confessionnalisation de ses colères ? En France, cette confessionnalisation n’est pas une cause des émeutes de 2005 mais bien la conséquence de leur calamiteuse gestion par le monde politique.

Stratégie collective

Daech est un enfant monstrueux de notre monde et de notre époque. Daech s’installe dans les imaginaires et les pratiques les plus contemporaines : celle de l’image en ligne, celle des «youtubeurs» et des réseaux d’amis Facebook. La vérité est ailleurs, et Dieu est en ligne. Daech propose à la rage une mission, à la mort un sens, au bien et au mal une légitimité divine. Ceux qui racontent leur conversion peuvent même parler de «reconstruction de soi». Enfin, Daech inscrit son eschatologie mortifère dans la disparition de l’avenir terrestre. Les voies qui conduisent à Daech sont socialement diverses et largement séculières. Mais la «révélation» décrite par nombre de jihadistes et la «conversion» qui s’ensuit (qui, d’une certaine façon, concerne aussi les jeunes de culture musulmane) les entraînent dans une passion commune, authentiquement religieuse, celle du martyre, dans une stratégie collective, un corpus théologique et une histoire, celle du jihad moderne.

Dire que la radicalité «s’islamise» ainsi, ce n’est sous-estimer ni cette passion religieuse, ni cette stratégie, ni son épaisseur historique. C’est poser une hypothèse forte sur les conditions contemporaines de son succès dans une génération singulière, notamment en France. S’il nous faut connaître les logiques purement religieuses des assassins martyrs, il nous faut aussi comprendre où, pourquoi et comment des jeunes trouvent ainsi un sens à des rages sans espoir et sans transcendance. Faute de le comprendre, nous ne pourrons qu’assister impuissant au flot des adhésions, nous ne pourrons empêcher le jihad d’être une figure possible, et tragique, de la révolte.

Alain Bertho, professeur d'anthropologie à l'université de Paris-VIII, directeur de la Maison des sciences de l'homme Paris-Nord. Dernier ouvrage paru : Les Enfants du chaos - essai sur le temps des martyrs, La Découverte, 2016.


(1) https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/130515/une-islamisation-de-la-revolte-radicale, à l’origine de mon livre les Enfants du chaos. Essai sur le temps des martyrs.
(2) «Le Temps des émeutes», Bayard, 2009.
(3) Annamaria Rivera, Il fuoco della rivolta. Torce umane dal Maghreb all’Europa, Dedalo, 2012.

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