De l’Allemagne à l’Italie : voir l’ordre ancien tomber

Les démocraties représentatives commencent à faire l’expérience concrète de l’inversion qui, depuis un quart de siècle, transforme leur nature: ce ne sont plus les partis qui forment l’opinion publique et structurent son expression dans les termes qu’ils fixent, mais les citoyens qui se donnent un type d’organisation leur permettant de satisfaire leurs aspirations politiques en constituant des «mouvements» dont ils entendent contrôler tous les rouages. Cette inversion a d’abord affecté les partis traditionnels, qui ont dû se résoudre à introduire des primaires pour donner voix aux adhérents; puis à glaner un peu de légitimité en faisant appel à des personnalités de la société civile pour les représenter; avant d’abaisser ou supprimer le coût de l’adhésion; ensuite en affichant la transparence des comptes et de mœurs de leurs dirigeants; et enfin en promettant de construire leurs programmes en reprenant les propositions de leurs militants. Ces mesures d’urgence ne parviennent pourtant pas à sauver les partis de leur obsolescence programmée: perte de crédibilité, appauvrissement de la réflexion politique, hémorragie des membres, dégagisme électoral, scandales financiers, dissolutions. Rien de ce qui faisait le modèle oligarchique en vigueur au XXe siècle ne semble pouvoir survivre à l’usure du temps. Rien, si ce n’est les derniers apparatchiks qui persistent à désirer accéder au pouvoir en s’embarquant dans ce véhicule déclassé - sans nécessairement croire en sa sûreté.

Pendant que la forme «parti de gouvernement» poursuit sa lente extinction, la politique se développe sur d’autres fronts: création de «partis mouvementistes» (Piratar en Islande, Cinque Stelle en Italie, Podemos en Espagne, Demosisto à Hongkong, Zivi Zid en Croatie et, sous certains aspects, Syriza en Grèce) ou de partis en rupture avec l’establishment politique (Ukip au Royaume-Uni, Alternativ für Deutschland en Allemagne, Vrais Finlandais en Finlande, Lega en Italie) pour défendre un thème réactionnaire (tradition, identité, autorité, nation, islamophobie) en reproduisant un modèle de direction fondé sur l’amour aveugle du chef. Même la France a été atteinte par le syndrome: En marche et La France insoumise (et, avec moins de réussite, LaPrimaire.org) se sont constitués en «mouvements» et ont balayé les partis installés. Près d’une année plus tard, tout est rentré dans l’ordre: le «système» a tenu le choc à la satisfaction apparente des politiques, des experts et des commentateurs. C’est le miracle de la Constitution de la Ve République: figer le pays dans l’illusion d’une stabilité qui le mettrait à l’écart des bouleversements du monde.

Pendant ce temps, la remise en cause des pratiques de la représentation se poursuit ailleurs en Europe. Samedi, l’Allemagne s’est acheté un peu de temps avec le vote des militants du SPD en faveur de la reconduction de la «grande coalition». Mais dimanche, les élections législatives italiennes ont fait reparaître le spectre de l’effondrement de la démocratie. C’est que, pour certains, cette consultation opposait quatre genres de populismes: celui des centristes de gouvernement, celui de la droite entrepreneuriale, celui de la droite xénophobe, celui «inclassable» du Mouvement Cinq Etoiles (M5S). Rapporté à la France, cela reviendrait à dire que Macron, Le Pen, Wauquiez, Hamon et Mélenchon sont tous populistes. A ce compte-là, on peut se demander où trouver la «vraie» politique. En fait, il vaudrait mieux admettre que les catégories d’analyse anciennes n’ont plus prise sur la réalité politique présente parce que l’électorat ne répond plus aux clivages qu’elles étaient censées lui imposer. Et c’est bien ce à quoi invite le scrutin italien.

En gros, le M5S a réuni 32,5 % des votants, très loin devant les 17,4 % de l’extrême droite de la Lega, et les deux figures tutélaires des partis de gouvernement, Matteo Renzi et Silvio Berlusconi, ont été rembarrées. Comme à leur habitude, les commentaires s’alarment d’une situation qui rend le pays ingouvernable faute de majorité et met l’Europe en péril. Ils feraient mieux, pour une fois, de s’intéresser au jugement que les citoyens ont émis. Sur ce plan, le constat est éprouvant : plus de 50 % des 73 % de votants ont désavoué la manière dont le pays est gouverné. Ce désaveu a deux dimensions : l’une, tristement banale pourrait-on dire, s’articule autour du rejet de l’étranger, de l’expulsion forcée des migrants et de l’exaltation de l’identité et de la souveraineté nationales (Lega) ; l’autre, moins ordinaire, en appelle à une refondation de la démocratie par l’intervention directe des citoyens dans la conduite des affaires publiques, le démantèlement du système mafieux et la fin des privilèges et de la corruption des élites de pouvoir (M5S). C’est avant tout sur ces orientations générales que l’électorat s’est prononcé. Il n’est pas sûr que confondre ces deux projets en les rangeant sous la même étiquette aide vraiment à comprendre ce qui se passe. Car ce à quoi nous assistons en Italie, c’est à un nouvel épisode de la lutte entre autonomie et autoritarisme en politique sur les ruines des «partis cartels».

Si l’appel à la xénophobie et au repliement sur soi n’étonne plus, le triomphe du M5S est plus édifiant. Car comment se fait-il qu’un mouvement vilipendé, ridiculisé pour son incompétence et dénoncé par l’ensemble des médias comme le jouet d’un bouffon et d’un gourou maléfique et composé de profanes n’ayant aucun sens politique ait doublé sa représentation après cinq années de mandat ? Pour expliquer que les 8 500 000 d’électeurs de 2013 sont devenus 11 000 000 en 2018, la seule réponse est : populisme ! C’est un peu court. Tout le monde sait en Italie que le M5S est un «non-parti», sans leader, sans siège et sans orientation idéologique proclamée (mis à part le mantra «ni droite ni gauche»), qui refuse toute compromission avec l’establishment politique italien. Sa vitalité tient à la plateforme internet qui permet en principe le contrôle des adhérents sur leurs mandants comme sur les instances de décision, de nomination et de financement du mouvement. Depuis son congrès en août, le M5S a décidé de briguer la direction du pays. C’est ce qui a attisé la crainte du monde politique qui, pour lui barrer la route du pouvoir, a modifié une loi électorale qui lui aurait donné la majorité absolue au Parlement. En dépit de tout, le M5S est devenu la première force politique italienne et revendique le gouvernement du pays en proposant l’instauration d’une IIIe République. Quand les analystes porteront-ils un regard moins condescendant sur cette victoire en faisant taire leur réticence à la démocratie ?

Albert Ogien, sociologue.

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