De Port-au-Prince au village

Tout de suite après le séisme qui a ravagé Port-au-Prince et d’autres villes au sud du pays, la première action collective des victimes a été de procéder à une mise en sens de l’événement à travers des cantiques et des prières. […] Face à l’ampleur des dégâts, les lourdes pertes en vies humaines et l’horreur de la situation dans la capitale, des centaines de milliers de rescapés ont décidé de s’éloigner de cette ville en train de se transformer en un vaste camp de fortune. Certains ont pris d’assaut les consulats américain, canadien et français. D’autres ont choisi de repartir en province, dans leurs villages. Ils seraient plus de 500 000. Quels sont les nouveaux défis que pose ce retour massif dans les campagnes haïtiennes?

Le premier défi concerne l’Etat haïtien ainsi que la communauté internationale qui devraient mettre en place un vaste programme d’accompagnement des retours dans les villages, et ce dans une perspective de développement durable et de réaménagement du territoire. Il y a à craindre que ce retour massif des victimes du séisme dans les campagnes ne soit que provisoire. Car si l’assistance humanitaire ne se concentre que sur la capitale, ceux qui y ont tout perdu mais qui ont pu fuir vers «le pays en dehors», bénéficiant de la solidarité des paysans dont les maigres ressources sont en train de se tarir, éprouveront un profond sentiment d’injustice, se sentiront laissés pour compte et se considéreront comme punis par les décideurs politiques d’être retournés chez eux.

Nombre d’entre eux pourraient donc retourner à Port-au-Prince pour obtenir une assistance humanitaire. Ce retour peut être encore plus provisoire si aucun programme d’accompagnement n’est prévu pour leur réinstallation dans les villages et pour leur réinsertion socio-économique sur le moyen et le long terme. Dans ce cas, nous devrions constater qu’encore une fois les élites haïtiennes et les acteurs de la coopération au développement n’auront pas été à la hauteur des défis du moment et des attentes des masses. Que l’aide internationale envers Haïti aura été utilisée au gonflement des poches d’exclusion et de marginalisation de la majorité et nous préparer à pleurer les prochaines victimes des aléas hydrométéorologiques et géophysiques auxquels Port-au-Prince est constamment exposée.

Il est important d’avoir à l’esprit que les deux tiers de la population de Port-au-Prince sont issus de l’exode rural des cinquante dernières années. La précarisation du monde agricole, l’instabilité politique ainsi que la centralisation des institutions administratives, scolaires et économiques ont fortement poussé les campagnards haïtiens à venir surpeupler les bidonvilles de Port-au-Prince et y constituer les populations les plus vulnérables. Le séisme leur a rappelé leur fragilité dans cette ville mal aménagée et ils ont compris qu’en laissant leurs villages ils ont continué à exister en marge de ce monde et dans des conditions infra-humaines. Ils se sont également souvenu que dans ce grand malheur, ils n’ont pas réellement tout perdu. Il leur est resté l’espoir; celui de pouvoir se reconstruire en se réappropriant leur dignité et leur autonomie dans leur ville de province ou leur village natal, auprès des leurs. Voilà pourquoi ils ont choisi de laisser la capitale dévastée et d’inverser l’exode. Lorsque je leur pose la question, ils répondent que s’ils avaient le choix, ils préféreraient rester à la campagne et s’y installer définitivement. Mais déjà se posent à eux les défis de la sécurité alimentaire, de la scolarisation des enfants, de l’apprentissage d’un métier pour les jeunes, des activités lucratives pour les adultes, de la prise en charge des blessés, des handicapés et des orphelins du séisme. Sous le choc du traumatisme, de la souffrance et du deuil, certains déclarent que quoi qu’il advienne, ils ne repartiront plus vivre à Port-au-Prince. Il me semble que les autorités concernées devraient prendre en compte cette réalité et mettre en place les infrastructures nécessaires, des appuis techniques suffisants, des incitations financières conséquentes et des filets de sécurité sociale en faveur des victimes du séisme et des populations vivant dans les campagnes.

On sait aussi que cet exode inversé risque de raviver les conflits de la terre en milieu rural, marqués par la multiplication et la superposition des régimes fonciers. Ceux qui sont de retour sont également des héritiers des «lakou» (domaines familiaux) en déliquescence et des sols en perte de productivité. Ce retour aux villages est aussi celui à une nature déjà désespérément anéantie et dont il ne reste que 2% de couverture végétale. Mais ce retour est surtout révélateur d’une rupture et ramène le pays aux sens premiers du vivre ensemble, aux fondements de l’Etat-nation, aux valeurs ancestrales, à la nécessaire valorisation de chaque parcelle du territoire, aux enjeux de la décentralisation et à l’affirmation d’une réelle union. Voilà pourquoi, malgré les défis énormes, je suis convaincu qu’il faut œuvrer à l’accompagnement des victimes du séisme de retour dans les villages en leur offrant des opportunités de s’y reconstruire et à la redynamisation du monde rural.

Fils-Lien Ely Thélot, chercheur et enseignant en action humanitaire à l’IHEID de Genève.