De Saddam Hussein à al-Baghdadi, le long fleuve de la tyrannie

Depuis sa parution en avril 2015 et le relatif fracas médiatique provoqué dans son sillage, l’article du journaliste allemand Christoph Reuter «The Terror Strategist : Secret Files Reveal the Structure of Islamic State» a fait couler beaucoup d’encre quant au rôle endossé par les anciens du régime de Saddam Hussein dans les rangs de l’Etat islamique.

On peut regretter le caractère très inégal des contributions suscitées par ce débat au cours des derniers mois, souvent réductrices dans leur propos et parfois déconcertantes de par leur schématisation des dynamiques sociopolitiques irakiennes, leur peu de profondeur historique et plus encore l’absence d’apport manifeste à une discussion en réalité vieille d’une décennie. Outre l’actualité brûlante et le surgissement (lui aussi amplement factice) de l’Etat islamique en 2014, la présence de membres de l’appareil militaro-sécuritaire irakien démantelé en 2003 par la coalition américaine n’est, en effet, guère une nouveauté. Abstraction faite des erreurs factuelles et interprétations biaisées parcourant le reportage du Spiegel, l’influence accordée au feu colonel Samir Abd Mohammed al-Khlifawi, de son nom de guerre «Haji Bakr», de même qu’à d’autres figures du régime baasiste dans la planification, puis la propagation du projet panislamiste a surtout détourné l’attention de questions autrement plus décisives quant à la nature des liens entre le parti jadis au pouvoir en Irak et le «califat» proclamé par-delà les frontières du Moyen-Orient.

Depuis près d’une année, les échanges sur le sujet, particulièrement vifs dans le monde anglo-saxon, se sont cristallisés autour d’une série de questionnements auxquels peu des contributeurs concernés ont finalement apporté de réponses.

Ainsi, tandis que les uns ont soutenu que Saddam Hussein avait créé de toutes pièces l’Etat islamique - posture de l’analyste Kyle W. Orton dans une tribune du New York Times minimisant, d’une pierre deux coups, les effets délétères de l’occupation étrangère («How Saddam Hussein Gave Us Isis», 23 décembre 2015), les autres continuent de nier toute corrélation ontologique entre l’Etat-parti dissous et l’avant-garde jihadiste - position de Samuel Helfont et Michael Brill dans un article récent de Foreign Affairs : «Saddam’s Isis ? The Terrorist Group’s Real Origin Story», 12 janvier.

Dans une veine similaire, l’identité des baasistes en question n’a pas manqué d’alimenter la controverse : «laïcards» opportunistes ne visant que la résurgence du Baas par l’instrumentalisation de l’Etat islamique et le noyautage de son élite ? Ou «religieux» radicalisés de longue date et très tôt happés par la branche irakienne d’Al-Qaeda d’Abou Moussab al-Zarqaoui, rebaptisée Etat islamique d’Irak à compter de l’automne 2006 ?

Ces interrogations méritent certains éclaircissements. En premier lieu, avant sa chute, Saddam n’avait pas projeté d’insurrection contre les Américains ou contre les chiites, ce malgré ses appels réitérés à la résistance en amont de l’invasion et sa désignation des seconds comme «ennemis de l’intérieur». Le soulèvement armé fut avant tout le fruit des erreurs des Etats-Unis, à commencer par le démantèlement de l’armée nationale et la désastreuse campagne de «débaasification» qui poussèrent, dès 2003, hauts gradés, soldats et agents du système défunt dans les bras du jihad le plus brutal. Or, si depuis 2014 les plus radicaux se sont imposés, cette insurrection a longtemps réuni une diversité d’acteurs et de courants idéologiques, initialement plus ou moins unis dans la lutte. La catégorie même de baasistes pose donc problème, tant ces derniers se sont dispersés sur le terrain, rejoignant tantôt des factions favorables au retour du raïs déchu, tantôt des groupuscules nationalistes et/ou islamistes, tantôt la tendance sunnite rigoriste tournée vers une guerre offensive et qui regroupait, en fait, des Irakiens depuis le milieu des années 80.

A dire vrai, c’est davantage de la «génétique» du baasisme irakien dont il est question ici, et plus particulièrement de ses soubassements et évolutions, et de leurs effets connexes sur la constitution de l’Etat islamique dans une phase ultérieure. Or, là encore, beaucoup des explications avancées ne sont pas satisfaisantes, comme l’expose le traitement parcellaire de la «campagne de renforcement de la foi» lancée en 1993 par Hussein après la deuxième guerre du Golfe. De la «réislamisation» de l’Irak sous embargo comme «matrice» du futur Etat islamique au thème de l’exploitation cynique du regain de piété populaire comme moyen de relégitimation interne pour Bagdad, les hypothèses sur ce qui est décrit comme un tournant sont multiples, mais sans conclusion définitive à ce jour. De fait, comment prouver, sans présupposition subjective et raccourcis historiques, que Saddam avait bel et bien renoué avec Dieu et que son «retour» proclamé à l’islam aurait mécaniquement façonné l’Etat islamique, dont les principaux représentants sont pourtant connus pour avoir honni le régime ? L’idée d’une islamisation opérée par le parti Baas n’est-elle pas aussi fondamentalement altérée, autant que celle mise en avant par ledit Etat islamique vingt ans plus tard ?

Rapportée à leurs manifestations totalitaires respectives, la frontière convenue entre sécularisme et religiosité tend, en effet, à s’effacer, laissant plutôt transparaître l’«essence», au sens arendtien du terme, de ce que fut le baasisme à l’Irak et de ce qu’est désormais au pays l’une de ses différentes réincarnations, l’Etat islamique. En l’occurrence, c’est moins d’une filiation dont il s’agit que d’un continuum au travers duquel le Baas et ce qui l’a suivi sont, sans rupture aucune, des phénomènes éminemment modernes, prenant les traits de «religions séculières», politiques, où la sacralisation du chef, de la bureaucratie, de ses hommes, institutions et forces armées vaut loi intemporelle. Cette réflexion est notamment poursuivie par l’historien italien Emilio Gentile qui, dans plusieurs travaux lumineux sur le fascisme et les formes de gouvernement contemporaines (Politics as Religion, 2006 ; The Sacralization of Politics in Fascist Italy, 1996), a illustré combien le politique a communément pris l’allure du religieux au fil des deux derniers siècles.

Aussi le renouement tardif avec l’islam comme gage de survie ne fut-il, in fine, qu’un prolongement dans la trajectoire singulière du baasisme irakien qui, de manière précoce, avait «sécularisé» la foi afin de mobiliser ses commandements, mythes et autres rites. Cette approche se déploya contre le champ religieux, chiite comme sunnite, et jamais en sa faveur. A son tour aujourd’hui, l’Etat islamique contemple une victoire totale, laquelle n’a rien en soi de «médiéval» ou de «sacré», mais emprunte tous ses aspects à la modernité profane et à son lot de violence.

Myriam Benraad, chercheuse spécialiste de l’Irak et du Moyen-Orient à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) et à la Fondation pour la recherche stratégique.


Derniers ouvrages parus : Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation étrangère à l’Etat islamique (Vendémiaire, 2015) et Irak : de Babylone à l’Etat islamique. Idées reçues sur une nation complexe (le Cavalier bleu, 2015).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *