Dédramatisons la victoire de Donald Trump

La victoire de Donald Trump a suscité une réaction de panique et d’hébétement global. Il faut essayer de comprendre ce qui fait la singularité de cette campagne sans pour autant céder à l’esprit de dramatisation ambiante qui, in fine, ne sert qu’à renforcer le mythe de l’exceptionnalisme américain.

Plusieurs explications générales ont été avancées pour expliquer l’énigme du vote Trump. On a parlé de la revanche des mâles blancs, de la montée du fascisme, de la rancœur des classes moyennes et ouvrières délaissées. S’il y a des éléments de vérité dans toutes ces hypothèses, le vote Trump - qu’il faut distinguer de la personne de Donald Trump - doit être analysé dans sa complexité, son hétérogénéité et son historicité. Le détail du vote fait apparaître l’insuffisance de toute analyse monocausale. Pourquoi, en effet, 29 % de Latinos ont-ils voté pour un candidat qui a tenu des propos si hostiles aux immigrés originaires d’Amérique latine ? Pourquoi 42 % des femmes (et 53 % des femmes blanches) ont-elles voté pour un candidat qui s’est vanté d’avoir commis de nombreuses agressions sexuelles ? Pourquoi 58 % des protestants et 81 % des évangéliques blancs ont-ils voté pour un candidat à la piété et à la morale plus que douteuse ?

Hétérogénéité

La victoire de Donald Trump le 8 novembre, c’est avant tout la victoire d’un mouvement contre un parti. C’est bien de mouvement dont Trump a parlé au début de son bref discours d’acceptation dans la nuit du 8 au 9 novembre. «Ce n’était pas une campagne que nous avons faite, mais un grand et incroyable mouvement, composé de millions d’hommes et de femmes durs à la tâche qui aiment leur pays et veulent un meilleur avenir pour eux et leur famille». Or ce mouvement est en formation depuis le début des années 2000. En ce sens, le vote Trump n’a rien d’un backlash soudain contre la présidence Obama et doit être replacé dans la continuité des transformations de la droite américaine. On s’est beaucoup étonné ces derniers jours de ce que les électeurs de Trump ne se trouvent pas seulement parmi les laissés-pour-compte de l’économie américaine, mais aussi parmi les classes supérieures et éduquées. Cette hétérogénéité de la droite populiste n’a rien de nouveau. Le mouvement Tea Party, né dans les années 2000, se caractérisait déjà par une coalition hétérogène de trois entités, les classes moyennes de l’Amérique rurale et suburbaine, les médias conservateurs, et les fondations de millionnaires (Koch, Scaife…).

Ces trois pôles se retrouvent dans le mouvement Trump. De même, le processus de radicalisation et de fragmentation de la droite qui s’est manifesté ces deux dernières années par l’affirmation du courant de la droite alternative (Alt-Right), très actif sur les réseaux sociaux, est à l’œuvre depuis le début des années 2000. D’un point de vue sociologique, donc, le mouvement hétérogène qui s’est mobilisé autour du candidat de 2016 est loin d’être une énigme.

Reste à comprendre les motivations, les convictions et les croyances des membres de ce mouvement. Trois explications ont été avancées pour rationaliser le vote Trump : on y a vu un vote de protestation, l’affirmation d’une idéologie fasciste, ou un simple caprice d’électeurs consommateurs, séduits par l’image du businessman millionnaire anti-establishment. Ces trois explications comportent des éléments de vérité.

«Effet retard»

Mais là encore il faut éviter d’analyser ce système de croyance comme un phénomène surprenant ou inédit. Il s’inspire pour l’essentiel du discours que développent le Tea Party et la droite radicale depuis les années 2000. Les fondamentaux de cette tendance populiste sont la dénonciation du «big governement», de l’élite démocrate libérale, de la tyrannie des juges, du culte du politiquement correct. Le goût pour les théories complotistes et une disposition nationaliste défensive, voire paranoïaque, sont aussi des éléments déterminants.

Au-delà de ces fondamentaux, ce mouvement se définit par une grande hétérogénéité idéologique autant que sociologique. Il regroupe des libertariens adeptes des libertés individuelles (y compris à propos de l’avortement et de la pratique religieuse), des évangéliques conservateurs, des ouvriers et des personnes âgées qui dénoncent le big government mais souhaitent conserver leurs propres avantages sociaux.

C’est pourquoi il importe de ne pas dramatiser ou surthéoriser le résultat de l’élection de 2016. Il est loin d’être certain qu’elle reflète une quelconque vague de fond cohérente et substantielle. De fait, elle exprime plutôt un «effet retard» courant entre la réalité d’une société à un moment donné et sa représentation politique à ce même moment. Un vote reflète souvent les préférences et caractéristiques d’une société telle qu’elle était une décennie plus tôt.

Depuis le 8 novembre, on a beaucoup critiqué le prétendu aveuglement ou isolement des politiques et analystes démocrates et libéraux. Or cette critique est en grande partie infondée. Les démocrates et libéraux élaborent une stratégie politique sur la base de ce qu’est la société américaine d’aujourd’hui (une société de facto très diverse, multiethnique, multireligieuse, de plus en plus acquise aux droits de toutes les minorités sexuelles, ethniques, religieuses). Les conservateurs et les trumpistes définissent en revanche leurs message et stratégie à partir de ce que la société américaine était avant les deux mandats d’Obama. Le diagnostic optimiste que les démocrates et libéraux font de la société américaine n’est pas erroné, il est tout simplement trop en phase avec son évolution. Mais le mouvement Trump, si inquiétant soit-il, ne représente ni l’essence ni l’avenir de la vie politique américaine.

Ce qui unit les membres de ce mouvement, c’est avant tout un ensemble d’affects. Les partisans de Trump se distinguent par une même disposition affective, dans laquelle le ressentiment occupe une place centrale. La chercheuse Katherine J. Cramer (1) a très bien décrit cette forme particulière d’être au monde dans son enquête sur les formes de subjectivité politique des campagnes du Wisconsin. Dans The Politics of Resentment, elle explique que le ressentiment est pour beaucoup d’électeurs américains une manière de redonner du sens à la politique, où se mêlent à la fois des revendications sociales et identitaires. Surtout, elle démontre que ces citoyens forment leurs préférences politiques non pas simplement en fonction de l’argumentaire de chaque candidat sur des sujets particuliers (l’immigration, le terrorisme, l’avortement…), mais d’abord, et avant tout, en fonction de leur degré d’identification à un candidat. «Quand les gens votent pour un candidat, leur préoccupation principale n’est pas de savoir si les points de vue de cette personne leur correspondent, mais plutôt de savoir si cette personne leur ressemble». Ce qui se joue dans le mouvement Trump, c’est une dynamique d’identification mutuelle, bien plus que l’affirmation d’une idéologie identitaire.

Les membres de ce mouvement partagent ainsi une même disposition affective marquée par la volonté de transgression, l’impatience face au langage savant, factuel, juridique et bureaucratique, et surtout le ressentiment par rapport à tous ceux qui sont perçus comme des profiteurs, qu’ils soient musulmans, pauvres ou latinos. Mais le ressentiment n’est pas simplement une émotion négative et réactive. Il implique également une demande oblique de justice et d’égalité. Simplement, cette demande se traduit non pas par une considération abstraite des droits, mais par l’accent mis sur la perception subjective et contextuelle du mérite des uns et des autres. Pour eux, l’appartenance à la communauté politique ne revient pas de droit, mais doit se mériter. Cette alliance qui réunit les membres du mouvement Trump est une union du ressentiment, qui rassemble ceux qui ont la conviction d’avoir été trahis et d’être en train de perdre quelque chose (même si ce sentiment ne correspond pas à leur statut socio-économique). La majorité des électeurs de Trump ne sont pas des fascistes motivés par une idéologie cohérente. Ils sont simplement scandalisés parce qu’ils n’arrivent plus à se percevoir comme des élus, mais seulement comme des perdants. En ce sens, la victoire du 8 novembre est une victoire de perdants.

C’est aussi ce qui en fait une victoire plus fragile qu’elle n’en a l’air, et une opportunité remarquable de réveil et de remobilisation de la gauche américaine. En attendant, nul ne peut aujourd’hui prédire ce que sera la politique nationale et étrangère de Trump. Mais comme l’a fait remarquer le président Barack Obama le soir du 8 novembre, «quoi qu’il arrive, le soleil va se lever ce matin» et toutes les luttes politiques sont encore possibles.

Nadia Marzouki, Chargée de recherches au CNRS et chercheure invitée à la Kennedy School de l'université Harvard


(1) The Politics of Resentment, The University of Chicago Press.

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