On dit que les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Au XXIe siècle, Internet prend très clairement la place du cordonnier dans l’optimisation des ressources. Il augmente sa propre consommation et se met à gaspiller ses ressources, alors même qu’il a l’obsession de passer pour un gestionnaire parfait !
Internet souffre aussi d’une seconde contradiction. Il veut connecter tout objet et tout humain, alors que la connectivité dépend très fortement de la richesse du lieu à connecter. Ainsi, nous allons nous retrouver avec des centres-villes denses, riches et ultraconnectés et des banlieues pauvres sans connexions. L’optimisation des ressources se fera davantage dans les lieux riches. Cela ne fera qu’accroître la fracture déjà existante entre de telles zones.
Revenons sur ces contradictions et les moyens d’en sortir. Les technologies du numérique offrent à une ressource (eau, électricité, air…) l’opportunité de communiquer son état pour la rendre plus « intelligente ». Il est alors possible de lui transmettre un besoin ou bien d’adapter ce dernier à la capacité de la ressource.
Réguler la consommation d’eau ou d’électricité
Ces ressources devenues communicantes ont la faculté de se connecter à la Toile pour informer ou se faire exploiter. La consommation d’eau, d’électricité et de nombre d’autres biens peut ainsi être régulée avec une meilleure précision.
Ces progrès considérables ont été rendus possibles grâce à Internet, qui permet d’interconnecter tout objet et tout être humain quelle que soit sa localisation. Toute information relevée quelque part dans le réseau est stockée dans des grands serveurs appelés data centers. Ces derniers ont grossi et sont devenus des entités excessivement gourmandes en énergie. En mai, la Royal Society de Londres a lancé une mise en garde sur la possibilité d’un black-out d’Internet en 2023 et sur l’incapacité de l’alimenter en électricité en 2035, s’il continue à grossir de la sorte.
Cette fuite en avant que représente la croissance du volume d’informations à stocker provient de la facilité du numérique à relever et à générer de l’information, ainsi que de la réussite d’Internet en qualité d’infrastructure et de couverture. Cet univers connecté ne cesse de croître et atteint une partie importante du monde moderne, au point de pourvoir connecter tout objet ou gadget comme le réfrigérateur, la balance, le compteur électrique ou les lunettes.
Internet devient le réseau de transport de toute information collectée. Tous les acteurs des ressources connectées ont le réflexe d’utiliser Internet pour communiquer l’information ou la positionner dans le « nuage », le cloud. Que l’information ait une utilité globale ou non, elle emprunte des chemins parfois interminables pour être stockée et disponible partout. Quel intérêt peut-on trouver à enregistrer les données d’une balance connectée à Paris dans un data center situé en Oregon ? Ce stockage ne peut-il pas se faire localement, auprès de l’utilisateur ?
Question de logique
Quoi de plus logique, après tout, puisque dans tous les domaines de la vie quotidienne nous commençons à prendre conscience de la nécessité de consommer en local ? Mais Internet tombe dans le piège du problème qu’il cherche à résoudre. Pour optimiser une ressource, il fait véhiculer l’information concernant cette ressource dans le cloud pour la traiter. Or, si le demandeur et le serveur de la ressource sont proches, il suffit de le signaler dans la zone où ils se trouvent, sans cette obligation du transport global de l’information.
Des solutions techniques commencent à apparaître afin de mettre sur pied cet Internet local et participatif. Elles sont très simples. Il suffit de connecter les objets et les humains en direct, sans traverser des clouds ou des data centers. Si l’intérêt des clouds est de banaliser le poste de travail et de retrouver l’information synchronisée sur tous nos appareils, il existe des solutions d’Internet et de cloud local (notre entreprise, Green Communications, en développe d’ailleurs une). L’idée est d’embarquer les services de la Toile à l’échelle de la maison, du quartier ou au-delà. Combiner le local et le global serait la solution parfaite pour améliorer les performances et la consommation énergétique d’Internet.
Par exemple, une personne se connecterait en direct à tous ses objets localement lorqu’elle se trouve chez elle et, quand elle se trouve à l’extérieur, à l’Internet global. On peut également envisager de fournir un service ponctuel dans des zones denses, telles que des stades, ou lors d’événements temporaires. Car leur couverture nécessite une forte densification du réseau, accompagnée d’une localisation de l’information au plus près des spectateurs et des visiteurs. Avec de telles solutions, on peut envisager une ville intelligente avec une vie de quartier, et des données numériques circulant à l’intérieur de cette zone de proximité, sans traverser les clouds. Cela peut concerner l’échange de services sur un marché, une interactivité entre les locaux et les touristes, et toutes sortes d’animations qui peuvent se dérouler dans un quartier. Ces services sont possibles avec le modèle actuel d’Internet, mais avec un coût énergétique prohibitif !
Avec la participation des acteurs
Pour améliorer la connectivité partout et en tout lieu, qu’il soit riche ou pauvre, le modèle économique est fondé sur le profit qu’elle peut apporter. C’est ainsi que la fibre optique ou l’ADSL ont été installées d’abord dans les zones densément peuplées et à fort potentiel économique. Face à ces contraintes et grâce à la miniaturisation et au développement de l’Internet embarqué, il est possible de porter des équipements ou de les installer facilement pour créer un Internet local avec la participation d’un certain nombre d’acteurs ayant un intérêt commun.
Ainsi, dans un quartier, un marché peut créer de manière spontanée un Internet local et participatif, et optimiser les échanges entre acheteurs et vendeurs sans avoir à passer par un réseau d’infrastructures lourdes fait d’antennes, de clouds et de data centers. Cet Internet sert également à mieux densifier un réseau à moindre coût. Il permet de compléter l’infrastructure globale par un réseau local, embarqué et efficace, et à un coût marginal.
Il faut donc défendre les initiatives qui commencent à émerger, qui sont des solutions distribuées et qui poussent le contenu au plus près de l’utilisateur afin qu’il consomme le minimum de ressources du réseau.
D’un point de vue technique et opérationnel, il est plus tentant pour le gestionnaire d’une infrastructure Internet (opérateur, fournisseur d’accès…) d’utiliser des solutions centralisées. Cependant, la croissance extraordinaire de l’utilisation d’Internet nous oblige à penser à distribuer les contenus et à décentraliser la gestion du réseau. Ces solutions sont plus complexes à réaliser mais indispensables pour la modernisation d’Internet.
Khaldoun Al Agha, PDG de Green Communications et professeur détaché de l’université Paris-Sud (Orsay).