Déjouer les fantasmes autour de l’immigration en Grèce

Depuis plusieurs décennies, la Grèce est une terre d’immigration, à l’instar des autres pays de l’Europe méditerranéenne. Ce mouvement s’est accusé à partir de 1990 et la chute des pays ex-socialistes des Balkans du Sud. A la grande rapidité du phénomène s’ajoute une massivité peu commune : les migrants présents dans le pays composaient en effet un groupe de 797 093 personnes lors du dernier recensement de 2001, contre 176 276 en 1991. Ils représentent ainsi 7 % de la population totale du pays, proportion proche des autres pays européens à forte immigration (6 % en France et en Italie, 9 % en Allemagne, 11 % en Espagne). Cet état de fait n’est pas aujourd’hui contestable. Pourtant, comme si ces chiffres officiels ne suffisaient pas, l’exagération et l’amalgame prévalent fréquemment dans la plupart des médias du pays quand il s’agit de traiter des effets de ce phénomène sur la société grecque. Cette tendance n’a pas épargné les colonnes de Libération, le 30 juin, où un article reprenait l’image d’une Grèce envahie de toutes parts, où la présence d’une forte proportion d’immigrés semblait assimilée implicitement à une menace. Une telle vision est loin de rendre justice à cette réalité migratoire; elle nous en dit long en revanche sur la nature des représentations qui circulent à ce propos.

A partir de 1980, une migration de longue distance touche la Grèce, venant d’Asie centrale et, dans une moindre mesure, d’Afrique subsaharienne. Pourtant, malgré son omniprésence médiatique, ce flux est numériquement ridicule en comparaison de ceux qui proviennent des pays des Balkans et principalement de l’Albanie voisine. Toujours selon le recensement de 2001, les Albanais seraient en effet 438 000, soit près de 60 % du total des étrangers en Grèce. A côté de ce premier groupe, Bulgares, Roumains ou Ukrainiens viennent compléter le tableau d’une migration de travail somme toute classique pour l’Europe méridionale. Les autres nationalités, comme les Afghans, les Egyptiens ou les Pakistanais, mais aussi les très nombreux ressortissants d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord ayant élu domicile en Grèce, ne dépassent pas officiellement quelques milliers d’individus.

En ce qui concerne les migrants clandestins, leur nombre fait souvent l’objet de débat. En l’absence de lois migratoires adaptées (les premières ont été promulguées en 1997), les Grecs ont été habitués à se fonder sur des «estimations» souvent fantaisistes. Certaines, qui émanent des partis politiques de l’extrême droite nationaliste, avancent le nombre de 2 millions de clandestins dans le pays. Depuis 2006, les projections de l’Institut de la politique migratoire grecque, qui proposent un total de 180 000 clandestins grâce à l’extrapolation de données désormais disponibles (nombre d’élèves sans papiers dans les écoles, arrestations aux frontières), paraissent plus crédibles.

En termes sociaux, il est difficile d’accréditer l’hypothèse du «fossé qui grandit» entre citoyens grecs et migrants sans apporter quelques nuances. Le secteur agricole et celui du bâtiment sont aujourd’hui les débouchés des migrants masculins, alors que bon nombre de femmes se tournent vers les services à la personne et le travail domestique. Considérée de la sorte, l’immigration est venue à point nommé pour pallier les carences de main-d’œuvre apparues ces dernières décennies en Grèce en raison des transformations sociales et de l’évolution démographique du pays : la fécondité grecque est la plus faible d’Europe avec 1,3 enfant par femme.

Cette insertion professionnelle de la plus grande partie de la population étrangère ne doit pas conduire non plus à nier les problèmes quand ceux-ci se présentent. Le quartier dont il était question dans l’article de Libération du 30 juin se trouve dans la partie la plus populaire du centre-ville d’Athènes, au nord-ouest de la place Omonia, zone connue pour être celle des trafics en tout genre. Cette réputation explique que les coûts du logement y sont devenus les plus faibles de la ville, attirant ainsi nombre d’étrangers sans moyens. Autour de la place de l’église Saint-Pantéléïmon s’étaient installés depuis plusieurs mois quelques centaines d’Afghans et de Pakistanais sans papiers, arrivés récemment, auxquels le père Prokopios a décidé de faire l’aumône et d’offrir un refuge. Fin mai, cette présence a été remise en question par certains habitants du quartier. Une pétition a rassemblé 3 500 signatures, dont 600 de migrants d’Europe orientale installés en Grèce depuis plusieurs années. Elle demandait à l’Etat de prendre ses responsabilités et de s’occuper de ces sans-logis.

A partir de ce moment, et surtout suite aux bons scores de l’extrême droite grecque aux élections européennes de juin (7,5 %), des groupes se déclarant être constitués par des habitants du quartier ont maltraité les migrants au point de leur faire quitter les lieux. Dans le même temps, le pope a reçu des menaces téléphoniques lui intimant l’ordre de cesser d’accorder l’asile aux migrants afin que la place «redevienne grecque» (journal Ta Néa du 12 juin). Depuis, le quartier a été le théâtre de nombreuses violences : à l’égard des migrants qui font l’objet d’intimidations, mais aussi entre militants antiracistes, police antiémeutes et chrisi-avguistes, branche néonazie de l’extrême droite locale (1). Il s’agit donc ici d’une situation très particulière qui a dégénéré, mais en aucun cas de l’aboutissement d’un processus lent et inexorable d’invasion du quartier par des migrants aux valeurs si différentes de la légendaire hospitalité grecque qu’ils seraient indésirables dans le pays.

Les débats nés autour de ce cas particulier révèlent en revanche les craintes et les fantasmes d’une partie importante de l’opinion publique qui, influencée par le simplisme du traitement médiatique, se représente l’immigration comme un phénomène susceptible de la mettre physiquement et culturellement en danger. Le succès de ce point de vue s’explique par sa compatibilité avec les grandes lignes du discours national grec, fondé depuis le XIXe siècle sur la double identification à la langue et à la religion. Pourtant, le pays a connu de très nombreux mouvements de populations et l’histoire d’Athènes a été, pour faire écho aux propos d’Anna Vagena relayés par la reporter de Libération, un «choc des civilisations» permanent où les habitants de la ville ont été tour à tour confrontés aux déracinés d’Asie Mineure de 1922, aux réfugiés de la guerre civile de 1949 et aux migrants économiques des campagnes - dont certains, venus des espaces les plus marginaux du pays, n’étaient pas toujours hellénophones.

La défiance actuelle vis-à-vis des migrants démontre une fois encore l’énorme décalage entre une conception ethnoculturelle de la nation, telle qu’elle apparaît jusque dans la constitution de la Grèce qui interdit l’expression publique d’une religion autre que l’orthodoxie, et la promotion de solidarités fondées sur le civisme qui doit prévaloir dans un pays d’immigration. On peut aussi y voir un signe de la persistance dans ce pays du fantasme de l’homogénéité ethnique ou religieuse comme garantie de la cohésion sociale, même si cela est contredit par l’histoire d’une population qui connaît un brassage permanent depuis la création de l’Etat grec moderne, en 1830.

(1) Du nom d’une mouvance nationaliste «Chrisi Avgui» (l’aube dorée) réalise un syncrétisme entre le discours ultranationaliste traditionnel et le décorum des groupuscules néo-nazis à croix celtique. Ils constituent le fer de lance de l’extrême droite dans le pays et sont intervenus à plusieurs reprises aux abords de Saint-Pantéléïmon.

Pierre Sintès, maître de conférences en géographie à l’université de Provence et ancien membre scientifique de l’Ecole française d’Athènes.