
L’offensive surprise du Hamas, le 7 octobre, a donné lieu à d’innombrables spéculations, mais une chose est indéniable : ce que nous avons vu et continuons de voir à Gaza, c’est l’OPA hostile réalisée par Téhéran sur la cause palestinienne. Il ne fait guère de doute que les tactiques du Hamas ont été coordonnées avec l’Iran et le Hezbollah, qui, il y a plusieurs années, s’est préparé à des actions offensives contre des villes de Galilée en creusant des tunnels sous la frontière libanaise avec Israël. Les contacts entre le Hezbollah, le Hamas et le Jihad islamique ont été très visibles au cours des derniers mois, les principaux dirigeants des deux organisations palestiniennes étant désormais basés à Beyrouth. En planifiant une opération aussi dévastatrice, toutes ces parties ont fourni une alternative à l’Autorité palestinienne, qui a perdu le soutien de l’opinion publique et se ratatine sous l’effet d’une direction vieillissante et corrompue.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les récents combats qui ont eu lieu, dans le camp de Aïn el-Héloué, entre le Fateh et des groupes islamistes de taille plus modeste. Si le Fateh, qui a longtemps dominé les camps, n’a pas été vaincu, sa force semble s’être érodée. Le Hamas a nié tout rôle dans ces affrontements, mais de nombreux observateurs au Liban estiment que les groupes islamistes ont bénéficié de l’aide discrète du Hezbollah et du Hamas – ce dernier ayant en outre vu son influence renforcée par le fait qu’il a été un médiateur-clé dans le conflit. Le Hamas et le Hezbollah sont sans doute conscients que ce processus d’affaiblissement du Fateh prendra du temps et sera influencé par ce qui se passera à Ramallah, en particulier si la succession du président palestinien Mahmoud Abbas élargit ses dissensions internes.
Objectif vital
Certains affirment que l’offensive du Hamas est liée à la perspective jusque-là imminente d’un accord de paix entre Riyad et Israël. Les récentes remarques du prince héritier saoudien Mohammad ben Salman à Fox News allaient certainement dans ce sens, tandis que plusieurs médias ont rapporté des propos d’officiels suggrérant que l’obtention de concessions pour les Palestiniens n’était pas une priorité pour les Saoudiens. Or, faire échouer d’autres accords de normalisation israélo-arabes est un objectif vital pour Téhéran, qui ne veut pas être confronté à un front régional uni.
Enfin, la cause palestinienne est à la croisée des chemins. Mahmoud Abbas a maintenant 87 ans et sa popularité est au plus bas – comme l’a notamment montré un sondage réalisé en juin 2022 par le Palestinian Center for Policy and Survey Research, qui a également révélé que 55 % des Palestiniens interrogés étaient favorables à un retour à l’intifada armée. L’Iran et le Hezbollah surveillant attentivement le mécontentement dans les zones palestiniennes, ils tentent de créer un contre-récit par rapport au processus de paix et à la solution à deux États. Ils veulent montrer qu’Israël peut être vaincu, et donc que les Palestiniens ont besoin d’un « leadership » capable de parvenir à un tel résultat.
L’Iran semble donc engagé dans un processus en trois étapes : affaiblir le Fateh, fournir un modèle alternatif pour l’action palestinienne et faire progresser le Hamas en tant qu’organisation susceptible de devenir, à terme, le principal représentant du peuple palestinien. Un petit indice de cette ambition a été fourni publiquement par le quotidien pro-Hezbollah al-Akhbar, qui avait choisi de titrer ainsi un article consacré aux affrontements de Aïn el-Héloué, le 18 septembre dernier : « Le Hamas a retiré au Fateh son statut de représentant unique et légitime des Palestiniens » (alors que l’article n’aborde pas directement cette question).
La prochaine étape, une fois la violence apaisée, consistera à négocier le retour des dizaines d’Israéliens enlevés par le Hamas. Il est difficile d’imaginer que cela ne conduira pas à la libération d’un grand nombre de prisonniers palestiniens en échange. Ces négociations placeront le Hamas aux commandes et humilieront encore plus Israël et l’Autorité palestinienne. Ce que le Hamas gagnera sera perdu pour le Fateh, qui se retrouve assiégé de toutes parts. Il est difficile de voir comment le Fateh sortira de cette situation difficile, surtout si des élections palestiniennes sont finalement organisées à nouveau.
Exploiter l’impasse
Les Iraniens ne font qu’exploiter l’impasse dans laquelle se trouve depuis des décennies la formule « terre contre paix » et son échec final. Les Palestiniens comme les Israéliens peuvent être blâmés, mais le gouvernement israélien actuel a cherché à aller définitivement au-delà de toute solution à deux États en rejetant l’idée d’un État palestinien et en envisageant l’annexion de vastes portions de la Cisjordanie. Pour les Palestiniens, l’absence d’horizon au-delà de leur assujettissement indéfini à l’occupation israélienne et le manque de volonté, ou l’incapacité, de l’Autorité palestinienne à modifier cette situation sont devenus une source de ressentiment intense. L’Iran en a pris note. Lorsque les pays arabes et Israël ont signé les accords dits d’Abraham, les Palestiniens ont cru qu’ils étaient abandonnés par leurs frères arabes. Téhéran a ainsi pu jouer sur le fait que les opinions publiques arabes, quelles que soient les préférences de leurs dirigeants, restaient profondément opposées à la paix avec Israël. Dans ce contexte, de nombreux Arabes semblent avoir approuvé ce qui s’est passé le 7 octobre. Cela renforcera la pression sur tous les régimes arabes qui ont conclu des accords de paix avec les Israéliens, mais surtout sur l’Arabie saoudite, qui envisage toujours de le faire.
Pour l’Iran, ce combat s’inscrit dans une lutte d’influence régionale. Là où les Américains et les Européens, encouragés par Israël, font tous comme si le sort des Palestiniens était secondaire par rapport aux règlements entre les États arabes et Israël, Téhéran adopte une approche contraire. Il a pris les États arabes signataires des accords d’Abraham en flagrant délit de contradiction, car tous avaient approuvé l’initiative de paix arabe de 2002, parrainée par l’Arabie saoudite, qui posait des conditions à la reconnaissance d’Israël par les États arabes. Ce que les accords d’Abraham ont mis en évidence, c’est que les signataires arabes étaient désormais prêts à reconnaître Israël sans rien en échange, ce qui a sapé l’initiative arabe.
L’hypocrisie de l’Iran réside dans le fait que la voie qu’il trace, à savoir une reprise de la lutte armée palestinienne, n’est pas susceptible d’apporter aux Palestiniens les droits qu’ils méritent. Au contraire, une flambée de violence armée en Cisjordanie, à l’instar de ce qui s’est passé à Gaza, conduira probablement à un terrible conflit qui provoquera un exode massif des Palestiniens à travers la frontière jordanienne. Ces Palestiniens ne seront pas autorisés à revenir, de la même manière que les Palestiniens qui sont partis en 1948 et 1967 n’ont pas été autorisés à revenir. Les Palestiniens seront confrontés à un nouveau cycle de nettoyage ethnique qui s’accompagnera d’une déstabilisation de la monarchie jordanienne. Cela constituera un nouveau clou dans le cercueil de l’influence américaine au Moyen-Orient.
Quoi qu’on puisse dire des Iraniens, ils ont compris que la cause palestinienne était encore bien vivante et qu’en l’exploitant, ils pourraient nuire à leurs rivaux arabes, tout en affaiblissant la position des États-Unis au Moyen-Orient. L’initiative est désormais entre leurs mains. C’est peut-être regrettable, mais quiconque a suivi de près les affaires palestiniennes aurait pu voir venir ce type d’évolution.
Par Michael Young, rédacteur en chef de « Diwan ». Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).