Démilitarisons notre lecture des textes sacrés

Belles âmes laïques, pieux « a-théologiens », vous pouvez toujours ­rêver. Ce n’est pas demain que l’on expurgera la Bible ni qu’on la mettra au ­pilon. Il va falloir faire avec elle et avec ceux qui croient que Dieu y parle. Or la ­Bible, oui, est le grand livre des massacres. La ­Bible est violente. Ni plus ni moins que la vie. Bien sûr, décrire la violence est une chose. La prescrire et l’exalter en est une autre. C’est précisément là que le bât blesse. Le Dieu de la Bible est une brute. Il aime le sang des batailles. Il aime le sang des sacrifices  : celui des animaux, celui d’Isaac aussi (épargné quand même in ­extremis).

Le Dieu de la Bible est un Dieu obscur. Il n’a pas de pitié pour les rebelles. Pour les justes non plus, d’ailleurs. Songez à Job. Et il exhorte joyeusement à l’extermination des idolâtres. Mais surtout pas de mauvais exemples, on les élimine. C’est plus sûr. La Bible, c’est cela, et tout le contraire. Car le Dieu de la Bible est aussi celui qui protège la veuve et l’orphelin, a le souci du pauvre et de l’étranger, appelle à aimer son prochain, sait se montrer lent à la colère, pardonne, console et sauve. La Bible, surtout, n’est pas la parole de Dieu, mais la trace du dialogue difficile, contradictoire, entre ce Dieu et les hommes qui ont affaire à lui. Et dans ce dialogue, au fil du temps, Dieu a heureusement perdu un peu de terrain.

Lorsque Dieu décrète le Déluge parce que ses créatures l’ont déçu, Noé ne dit mot. Lorsque Dieu décide de détruire ­Sodome, Abraham, lui, renâcle et négocie : et s’il s’y trouvait trente, vingt ou même dix justes, la ville pécheresse ne mériterait donc pas d’être sauvée ? Abraham n’est pas allé plus loin. Un seul juste n’aurait donc pas suffi ? Et les enfants, il n’y a pas songé ? Dommage. Moïse, plus tard, osera parfois davantage. Il résistera, usera du chantage à la démission, s’offrira même en sacrifice, pour arracher à ce Dieu impatient sinon l’annulation de la peine prononcée contre son peuple, au moins sa réduction ou son étalement.

Un Dieu qui se repent

Ce n’est pas Dieu qui change l’homme. Mais l’homme qui change Dieu, l’humanise, le moralise, et le pousse obstinément sur le chemin du repentir, car Dieu, oui, se repent. Le « premier-né » de Dieu, Israël, lui fait la leçon, et le contraint, s’il est possible, à la clémence. Et ce que certains prophètes ont commencé, dans la Bible elle-même, les sages du judaïsme le poursuivent. Dieu a parlé ? Oui. Eh bien, c’est nous qui allons lui expliquer ce qu’il a voulu dire. Le judaïsme que nous connaissons est né d’une défaite mythifiée : destruction du Temple (et donc disparition de tout culte sacrificiel), exil, dispersion. Cela change tout, évidemment. Défaite du judaïsme rendue plus éclatante, si j’ose dire, par le triomphe insolent du christianisme d’abord, de l’islam plus tard.

Le Tout-Puissant ne l’est donc pas tant que ça. Et le Dieu un est un Dieu divisé : il châtie, oui, mais pleure aussi sur le malheur qu’il provoque, et suit en exil ceux-là mêmes qu’il a exilés. Ce Dieu-là est fragile, faible même, comme ceux qui le vénèrent. Deux ou trois mesures sont alors prises. La première  : ce Dieu-là, le faire taire. Déclarer que le temps de la prophétie est clos. Rappeler que la Loi, la ­Torah, tout entière, a bel et bien été révélée, qu’elle n’est plus dans le Ciel pour qu’on aille l’y chercher, que Dieu lui-même n’a plus à se mêler de son interprétation, et que toute question peut fort bien être tranchée ici-bas, à la majorité. Dieu défait, donc, et d’abord par ses fidèles. Selon une ancienne tradition rabbinique, il n’aurait pas trop mal pris la chose, et se serait écrié, riant : « Mes enfants m’ont vaincu ! »

Seconde mesure  : rappeler que la Bible – la Torah écrite – n’est pas toute la Loi, juste l’une de ses deux faces, que son sens ne se dévoile qu’à ceux qui se munissent des clés aptes à le déverrouiller, et que ces clés, c’est la Torah orale qui les donne  : cet enseignement vivant, sans cesse renouvelé, et en constant débat, de ces générations de sages censées s’être succédé sans interruption de Moïse jusqu’à nous. Ce qui semblait inaltérable et résistant au compromis se révèle soudain étonnamment souple.

Troisième mesure  : confirmer que les portes de l’allégorie sont ouvertes, et que ce qui, dans la Bible, paraît avoir une odeur de cadavre exhale en fait un parfum moins sinistre.

Accès de fièvre messianique

Plus d’un médiéval trouvera, derrière les flots de sang répandus dans l’Ecriture, autre chose qu’un appel à verser à nouveau le sang. Pour Rashi de Troyes (1040-1105), le « glaive » qui, en Psaumes 45,4, fait la « parure » et l’« honneur » du « héros », n’était bien sûr pas un glaive de métal, mais la Torah elle-même, justement. Quant aux chrétiens et aux musulmans, loin d’être de vulgaires idolâtres, n’étaient-ils pas, à leur façon, certes imparfaite, sur le chemin de la vérité et de la connaissance du vrai seul Dieu ? Allait-on leur faire la guerre ? En avait-on d’ailleurs les moyens ?… Démilitarisation du judaïsme ? En un sens.

Celle-ci ne fut jamais absolue. Des juifs surent prendre les armes pour défendre leurs vies. D’autres eurent aussi le goût du martyre, se sacrifiant et sacrifiant les leurs pour échapper au baptême que des croisés en furie voulaient leur imposer, dans l’idée que tout ce sang juif versé obligerait peut-être Dieu à agir enfin. Les accès de fièvre messianique ne manquèrent pas. Les espoirs de revanche ne furent jamais éteints. Mais au fond, cela pouvait attendre un peu.

Le sionisme a rompu avec ces siècles de relatif quiétisme. On peut y voir un juste retour à la normale ou une trahison. Peu importe. Reste qu’assumer la force, la vraie, et ceindre le glaive, le vrai, a ouvert une brèche dans la muraille de l’antique sagesse. La tentation de la lettre brute, à nouveau, menace. Josué, le sanguinaire conquérant de la terre, peut redevenir une référence. Et Pinhas, ce prêtre qui d’un seul coup de lance transperça le couple scandaleux d’un Hébreu et de sa maîtresse idolâtre (Nombres 25), peut redevenir un modèle. La Bible n’est rien. Ses lecteurs – et désormais ses lectrices – sont tout. A nous de tuer la lettre, avant qu’elle ne nous tue.

Jean-Christophe Attias, historien, est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale à l’École pratique des hautes études (Sorbonne). Il a récemment publié Moïse fragile,Alma, 276 p., 22 € et dirigé, avec Esther Benbassa, Juifs et musulmans. Retissons les liens !, CNRS Editions, 80 p., 4 €.

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