Démocrates contre la démocratie

Je voyage de Barcelone à Oslo pour me rendre à Trondheim, en Norvège. Je suis invité à une conférence sur le futur des institutions culturelles européennes. La rencontre se déroule sur un bateau qui longe la côte norvégienne, depuis la frontière du cercle polaire jusqu’aux fjords de Bergen. Entre deux débats, je sors discrètement pour fumer ou pour lire en profitant du soleil. Allongé dans un hamac, sous une couverture, je contemple la superficie interminable, lisse et obscure de la mer. Les imposantes montagnes de roches et la végétation se dressent avec une force qui me semble incommensurable comparée à la petitesse de mon existence. L’expérience kantienne du sublime s’emparerait peut-être de moi si mon téléphone ne sabotait pas tout - le sublime n’est plus envisageable à l’ère de la communication numérique !

Depuis Barcelone, les nouvelles sur la situation en Catalogne tombent sans interruption. Les messages contradictoires se succèdent. A 12 h 50, jeudi, on dit que Carles Puigdemont, avec la médiation d’Iñigo Urkullu, président de la communauté autonome du Pays basque, va accepter, sous la contrainte du gouvernement central espagnol, de dissoudre le Parlement catalan et de convoquer des élections. Il aurait pris cette décision afin de faire sortir de prison les leaders des associations civiles de l’indépendantisme et pour éviter l’application de l’article 155 qui implique la destitution des représentants politiques du gouvernement catalan. Mais deux heures plus tard, ayant appris que le Parti populaire (PP) appliquerait l’article 155 quelle que soit sa décision, Puigdemont change d’idée. Le lendemain, c’est finalement le Parlement catalan qui déclare l’indépendance. C’est pourquoi vous lisez présentement la quatrième version de cet article…

Le gouvernement Rajoy, avec la complicité du Parti socialiste ouvrier espagnol, s’apprête à appliquer l’article 155 de la Constitution espagnole, soi-disant «en défense du respect de la légalité et des droits démocratiques de tous les Espagnols et particulièrement de tous les Catalans». C’est un tournant historique. Nous assistons en Europe à l’émergence d’une nouvelle forme de «démocratie» autoritaire et répressive qui utilise la loi, l’interprétation la plus violente possible de la loi, pour mener à bien des réformes conservatrices. Ces réformes «démocratiques» impliquent le déploiement de la police nationale contre les citoyens, l’emprisonnement de membres de la société civile pour leurs idées, la confiscation de documents imprimés et numériques, la dissolution du Parlement, le contrôle des médias… Quelqu’un a parlé de démocratie ? Comme l’a expliqué Gabriel Jaraba, la crise catalane est «une expérience européenne dont la mission stratégique consiste à établir jusqu’à quel point les citoyens et les institutions sont disposés à tolérer une démocratie autoritaire». Si je n’avais vécu ces dernières années à Athènes, il m’aurait peut-être échappé que les deux expériences essentielles de «répression démocratique» de grande échelle se sont déroulées en Grèce en 2015. La première a consisté en la suppression totale de la souveraineté démocratique du peuple grec après le référendum de l’«oxi» («non»). La deuxième fut la militarisation des côtes grecques pour endiguer toute forme de migration et la transformation de quelques îles stratégiques en prisons à ciel ouvert. Conjointement à l’extension des réformes libérales du marché du travail, des coupes dans les retraites, de la privatisation des services publics, de la gestion militarisée de l’immigration, l’effet collatéral essentiel de ces coups d’Etat «démocratiques» successifs en Grèce fut la destruction de la gauche. Depuis 2015, Syriza est un parti mort. Les décisions de l’Union européenne ont servi à ruiner la légitimité politique de la gauche, ouvrant ainsi la voie aux populismes d’extrême droite. La mise en marche de l’article 155 et la suspension du Parlement catalan constituent une nouvelle étape de ce processus de destruction de la démocratie qui a débuté en Grèce.

La complexité de la situation catalane réside dans le fait que le projet indépendantiste réunit deux façons distinctes d’imaginer la future république qui, plutôt qu’éloignées, sont irréconciliables. Le PDECAT est un parti de droite souverainiste portant les stigmates de son histoire de corruption exercée pendant des décennies par la famille Pujol. Il représente la classe des propriétaires, les professions libérales, ainsi que la petite et moyenne bourgeoisie industrielle catalane. Le «processus» auquel se référent les souverainistes du PDECAT conduirait à un Etat dominé par la bourgeoisie nationale catalane, qui mènerait une politique de coupes néolibérales. La position politique du PDECAT pourrait être décrite comme un libéralisme souverain corrompu - et en ce sens, ironiquement, il est le parti le plus similaire, dans ses valeurs et son fonctionnement, au parti espagnoliste du gouvernement central, le PP.

Face à PDECAT, la CUP, parti de gauche anticapitaliste, constitue le moteur utopique et révolutionnaire de l’indépendantisme. Si la Suisse représente, dans ses rêves, le modèle national du PDECAT, pour la CUP, ce serait le Rojava, la région du Kurdistan syrien. La CUP se prononce pour un modèle de «confédéralisme décentralisé», basé sur des idées issues de la tradition anarchiste catalane qui menèrent la révolution sociale en Espagne en 1936, relues à la lumière des travaux plus récents de l’Américain Murray Bookchin et du leader kurde Abdullah Ocalan. Les techniques de gouvernement privilégiées de ce modèle de démocratie directe sont l’organisation d’assemblées populaires pour la prise de décisions, la fixation de quotas de participation féminine au sein de divers organismes et l’extension à toute la Catalogne de l’écologie sociale et l’économie coopérative - qui existe déjà dans beaucoup de régions rurales. Les organes hégémoniques médiatiques de diffusion des idées du processus indépendantiste (Omnium, ANC et TV3) sont généalogiquement liés au conservatisme bourgeois et ne sont pas révolutionnaires. C’est pourquoi il est impossible de comprendre le processus indépendantiste à l’œuvre en Catalogne sans l’imaginaire politique utopique et les formes de désobéissance civile et de résistance non violente qu’amènent la CUP et les organisations pacifistes catalanes inspirées de Xirinacs et auxquelles adhèrent (sans pour autant se colorer d’indépendantisme) les bases de «En comú», la gauche catalane de Podemos. L’action brutale de l’Etat espagnol a galvanisé ces forces disparates et les pousse, paradoxalement, à faire une déclaration unanime de république indépendante. La seule question aujourd’hui est de savoir jusque quand la France et l’Allemagne pourront soutenir le coup d’Etat que le gouvernement central espagnol entend mener à bien en Catalogne.

Par Paul B. Preciado


Nota: Paul B. Preciado, transexual y feminista, es uno de los abanderados del debate sobre la identidad de género, como embajador de la Queer Nation.

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