Démocratiser l’Europe, cela commence à la Banque centrale européenne

Alors que nos yeux sont rivés sur les interminables vicissitudes de la coalition allemande, une pièce non moins décisive se joue à Bruxelles dans la plus grande indifférence. Le 22 janvier et le 19 février, dans le secret des réunions des ministères des finances de l’Eurogroupe, doit être en effet posé le premier acte d’un renouvellement en profondeur du directoire de la Banque centrale européenne, avec le remplacement de Vitor Constancio, le vice-président actuel. Dans les deux ans qui viennent, pas moins de 4 des 6 membres de l’organe exécutif de la BCE, Mario Draghi inclus, doivent être remplacés.

Tout indique pourtant que l’avenir des politiques économiques, fiscales et, bien sûr, monétaires des Etats de la zone euro se joue dans cette série de nominations. Car la BCE de 2018 n’a plus grand-chose à voir avec celle qui, à ses débuts, coulait des jours relativement tranquilles à la périphérie de la politique européenne, protégée par son statut d’indépendance. Erigée par les gouvernements et les marchés financiers en institution recours, la BCE est entrée de plain-pied dans la cabine de pilotage de l’Union à la faveur de la crise économique et financière de 2008.

Qu’elle pèse sur les conditions sur lesquelles les Etats financent leur dette sur les marchés, qu’elle suggère l’adoption du traité budgétaire lui donnant jusqu’à son nom (Fiscal Compact), qu’elle somme par courrier les chefs de gouvernement italien ou irlandais d’engager sans attendre un lourd train de réformes ou encore qu’elle intervienne directement sur le cours des négociations politiques de la crise grecque du printemps 2015 par le contrôle de l’accès aux liquidités, c’est toujours en véritable « co-gouvernant » de la zone euro que la BCE agit désormais.

Au terme d’une décennie de crise, la BCE n’a plus rien à voir avec l’institution dessinée par les traités et rivée sur le sacro-saint objectif de stabilité des prix : elle s’est imposée, prévisions à l’appui, en « chief economist » de la zone euro ; elle a acquis un pouvoir exécutif via la « troïka » (avec la Commission européenne et le FMI), qui définit et assure la mise en œuvre des mémorandums dans les pays « aidés » ; elle est au cœur des sommets de la zone euro et de l’Eurogroupe qui coordonnent les économies nationales ; elle est devenue le régulateur du monde bancaire, exerçant un droit de vie et de mort sur les plus grandes banques de la zone euro ; elle s’est imposée comme un réformateur participant aux coalitions qui se constituent autour de la priorité donnée aux « réformes structurelles » (marché du travail), à la « compétitivité » (politique salariale restrictive), etc. ; elle a obtenu de parler d’égal à égal avec les quatre autres « présidents » de l’Union (ceux de la Commission, du Conseil européen et de l’Eurogroupe, auxquels s’est joint sur le tard celui du Parlement européen) quand il s’agit de dessiner l’avenir politique et institutionnel du gouvernement de la zone euro, etc.

Voile d’ignorance

Mais tout se passe comme si on allait procéder à une énième nomination technique. Il s’agit bien plutôt d’une occasion rare de peser sur ce pôle crucial du gouvernement de la zone euro, alors même que tout est fait pour maintenir ce choix au ban de l’espace public. D’un côté, les ministres des finances se gardent bien de rendre des comptes à leurs Parlements nationaux de ce qu’ils entendent défendre à Bruxelles ; de l’autre, l’Eurogroupe, institution à peine reconnue par les traités européens mais qui constitue de fait le lieu de décision en la matière, ne connaît aucune forme de contrôle politique. Comme souvent, le Parlement européen qui auditionnera le candidat ainsi choisi arrivera après la bataille, une fois les négociations conduites et les compromis passés, pour donner son avis… consultatif.

Pourtant, les questions ne manquent pas quant à l’avenir des politiques de la BCE et du rôle qu’elle entend jouer : quel sera l’objectif de sa politique monétaire alors que l’inflation a disparu ? Quel soutien entend-elle apporter aux politiques (notamment sociales ou environnementales) de l’Union ? Quels effets redistributifs des politiques de la BCE ? Quelle position dans la réforme du gouvernement de la zone euro ? Quels engagements à l’égard du Parlement européen et des Parlements nationaux ? Quelle place donner aux partenaires sociaux ? Quelle politique de prévention du conflit d’intérêts pour le régulateur bancaire ? A n’en pas douter, la réponse à ces différentes questions déterminera le cours du gouvernement de la zone euro. Il faut pouvoir interroger en amont les candidats, connaître leurs réponses et en débattre.

Marchés financiers et gouvernements semblent se satisfaire de cette situation et jettent un pudique voile d’ignorance sur ce processus de nomination. Et les signaux qui proviennent de Bruxelles ne sont guère rassurants, qui laissent à penser que l’Espagne, estimant son tour venu, proposera, le 22 janvier, pour la vice-présidence de la BCE, son actuel ministre de l’économie, Luis de Guindos, dont l’un des principaux faits d’arme est d’avoir été le président exécutif pour l’Espagne et le Portugal de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers au cœur de la crise financière…

Chaises musicales

Officiellement, l’Eurogroupe peut se contenter d’un simple avis consultatif du Parlement européen. Mais rien n’oblige pourtant à ce que ce processus de nomination reste ainsi à huis clos et se joue, une fois de plus, sur le mode du jeu des chaises musicales européennes. A défaut de posséder d’ores et déjà l’Assemblée parlementaire de la zone euro préconisée dans la proposition de traité de démocratisation de la zone euro (T-Dem) et dont l’une des fonctions consisterait précisément dans cette supervision politique des nominations des membres du gouvernement de la BCE, rien n’empêche, en l’état, les ministres des finances de rendre publics les critères politiques qui fondent leurs préférences pour tel ou tel, mais aussi les conditions qu’ils entendent imposer aux candidats.

Rien n’interdit que plusieurs candidats, à la présidence notamment, s’avancent publiquement dans les mois qui viennent, qu’ils soient auditionnés devant les représentations nationales, et qu’ils disent leurs engagements. Et rien enfin ne fait obstacle à ce que le Parlement européen conditionne sa participation à la procédure de nomination au respect de l’ensemble de ces exigences politiques minimales. C’est la condition pour que partis, syndicats et ONG européennes se fraient un chemin et puissent peser sur les politiques économiques, fiscales et monétaires qu’il sera possible de conduire à l’avenir au sein de la zone euro. Ce serait une première étape – modeste, mais réelle – vers la démocratisation de l’Europe.

A Athènes, en septembre 2017, Emmanuel Macron appelait avec emphase l’Europe à « de la démocratie, de la controverse, du débat, de la construction par l’esprit critique et le dialogue » ! Le moment est venu d’accorder les actes et les discours.

Premiers signataires : Sébastien Adalid, juriste, professeur à l’université du Havre ; Michel Aglietta, économiste, chercheur au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) ; Loïc Blondiaux, politiste, professeur à l’université Paris-I ; Peter Bofinger, économiste, professeur à l’université de Würzburg ; Julia Cagé, économiste, professeure à Sciences Po Paris ; Amandine Crespy, politiste, professeure à l’Université libre de Bruxelles ; Anne-Laure Delatte, économiste, directrice de recherche au CNRS ; Bastien François, politiste, professeur à l’université Paris-I ; Ulrike Guérot, politiste, professeure à l’université du Danube ; Stéphanie Hennette, juriste, professeure à l’université Paris-Nanterre ; Justine Lacroix, politiste, professeure à l’Université libre de Bruxelles ; Frédéric Lebaron, sociologue, professeur à l’ENS Cachan ; Rémi Lefebvre, politiste, professeur à l’université Lille-II ; Ulrike Liebert, politiste, professeure à l’Université de Brême ; Nicolas Leron, politiste, chercheur à Sciences Po Paris ; Paul Magnette, politiste, maire de Charleroi ; Francesco Martucci, juriste, professeur à l’université Paris-II ; Thomas Piketty, économiste, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ; Ruth Rubio Marin, professeure de droit, université de Séville ; Guillaume Sacriste, politiste, maître de conférences à l’université Paris-I ; Francesco Saraceno, économiste, chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ; Frédéric Sawicki, politiste, professeur à l’université Paris-I ; Laurence Scialom, économiste, professeure à l’université Paris-Nanterre ; Xavier Timbeau, économiste, directeur principal de l’OFCE ; Antoine Vauchez, politiste, directeur de recherche au CNRS.

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