Dépression: heureux les fêlés, qui laissent passer la lumière

52657746 - puzzle head idea and concept as a human face profile made from floating icefloating away in water with a jigsaw piece cut out on a cold blue arctic background as a mental health symbol. © 123rf
52657746 - puzzle head idea and concept as a human face profile made from floating icefloating away in water with a jigsaw piece cut out on a cold blue arctic background as a mental health symbol. © 123rf

Tremblements. Angoisses. Paniques. Vertiges. Sudations. Migraines. Douleurs thoraciques. Respiration rapide. Tachycardie. Fatigue morale. Psychique. Physique. Hypersensibilité au bruit. A la lumière. Et je continuais pourtant à multiplier les activités, les déplacements. Jusqu’au bout. Jusqu’à la rupture, d’autant plus douloureuse. Jusqu’à la chute. Silence.

D’accord, je m’octroie quelques jours de repos. Mais après, j’y retourne! J’ai beaucoup de dossiers à suivre. Et puis il ne faut pas sortir du circuit. Il faut être présent. De toute façon ça ira mieux dans une semaine. Ou pas.

Un mois. Culpabilité. Honte. Dépréciation de soi. Désespoir. Dépression. Les nuits paraissent interminables. Je me réveille une ou deux heures. Je pense, et immédiatement la fatigue réapparaît. Je me rendors. C’est mon quotidien.

Je n’aime pas ton regard!… Je n’aime pas du tout ton regard. Il est vide. Je vois bien que tu te demandes comment me parler. Si je suis toujours «le même». J’ai «disparu» cinq mois. Et puis tu as entendu plein de rumeurs. D’où ton regard.

Des cris venus de très loin

Oui, j’ai été chez les fous. J’ai été interné avec eux. In-ter-né; oui mon pote. Et j’ai entendu leurs cris, comme ils ont entendu les miens. Des cris qui viennent de très loin et qui nous permettent parfois de quitter nos démons. Et oui, j’ai été pété aux médicaments. On m’a dit que c’était des bouées pour me rattraper.

Six mois. Sans écrire. Sans donner signe de vie. Six mois à gémir. Six mois à dormir. Six mois à réfléchir. Je revis quelque peu. Je reprends contact. Je veux me relever et aller de l’avant.

«Mais tu n’as pas l’air si mal!» Même les amis se sentent obligés de commenter mon état. Pourtant, ils savent, me connaissent. Mais que dire d’un mal qui demeure invisible. Peut-être devrais-je trembler et pleurer devant eux pour qu’ils me croient.

Tu voudrais que cela se voie. Que j’aie un plâtre ou une bande. Un peu comme toi quand tu tombes de vélo! Et bien non, je n’ai rien, je ne porte pas de stigmates. Juste des bleus à l’âme comme disait Françoise.

Tu n’as rien vu venir

Quand tu me demandes si je vais mieux, j’ai envie de te sauter au cou et de te hurler: pourquoi mieux? Tu n’as rien vu venir. Moi non plus. Ce jeudi matin la foudre m’est tombée dessus. Et il y a eu beaucoup de court-circuit, de grésillement dans ma tête. Mon disque dur a gravement flanché.

Rejet du contact physique. Sensation d’avoir la peau brûlée. D’être totalement à vif. Je garde un semblant de vie sociale, mais je me sens infiniment mieux tout seul, loin des autres.

Je revois mes errements. Je comprends cette addiction au travail. Cette fuite en avant. Cette course contre la montre. Il est temps de reprendre vie. De récupérer le contrôle, de me poser les bonnes questions.

Ai-je vraiment été aussi loin sans m’écouter? Comment n’ai-je pas eu la capacité de percevoir l’inévitable, la fatalité, le choc? J’avais cessé de prendre soin de moi. Je me suis déconnecté de moi-même en étant trop connecté au monde.

Société, tu ne m’auras plus

Je reprends goût aux choses. Je réécris. Etrange sensation, comme une nouvelle naissance à la vie. Une nouvelle conscience. J’ai changé mes perspectives et le monde semble s’être transformé.

Société, tu ne m’auras plus. J’irai à ma vitesse. Je ne me brûlerai pas les ailes une deuxième fois. Désormais, je me donnerai les moyens pour ne plus me laisser submerger par les exigences externes. L’horloge du monde est déréglée mais je défendrai la mienne quoi qu’il m’en coûte.

Cinq mois hors du monde, cinq mois pour que les gens t’oublient (ça, ce n’est pas forcément la plus mauvaise partie, ça nettoie en profondeur ton carnet d’adresses!). Mais c’est aussi un trou de 5 mois dans un CV… Et si je dis que j’ai été hospitalisé chez les fous, qui va me faire confiance, qui va m’engager? Certainement pas toi, tu as trop peur que ça me «reprenne». Et puis, on ne peut plus me faire confiance, n’est-ce pas?

Je regarde en arrière. Quinze mois ont passé. De cette période, j’ai hérité de quelques traumatismes. Mais surtout, j’ai appris beaucoup sur moi-même. J’ai fait ma connaissance. Je me suis transformé.

La masturbation du XXIe siècle

La dépression, ou le burn-out, mais tu ne connais pas la différence, c’est un peu la masturbation du XXIe siècle: c’est sale et ça rend sourd. Et pourtant, si tu savais le nombre de gens qui sont passés par là. Et des gens proches de toi. Mais tu ne t’en es pas occupé. Mais quand je te regarde, toi, tu commences à présenter tous les signes du début d’une dépression. Tu es fatigué, ton job ne t’intéresse plus vraiment, tu es à bout de souffle. Arrête-toi. Juste dix minutes. Cesse de courir. Tu n’es plus maître de ta vie; les autres ont pris le pouvoir sur ta vie. Arrête-toi, souffle et réfléchis: est-ce que tout ça vaut la peine?

Ces mots de Paul Eluard: «Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses». Je ne veux pas oublier. Je n’oublierai pas. Cet accident de parcours sera à jamais gravé dans ma mémoire. Pour le meilleur comme pour le pire. Je me sens enfin libéré d’un poids, et il me reste la vie devant moi.

Tu l’as compris, enfin je l’espère, ton regard sur la dépression et ceux qui sont passés par là est insupportable. Tu ne veux pas savoir (parce que tu en as peur?) ce qu’est la dépression. C’est ton droit. Mais fait attention, cela peut arriver soudainement. Même à toi. Et à ce moment-là, il sera trop tard, tu enrageras du regard des autres.

Heureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière.

Renaud Gautier, ancien Président du Grand Conseil genevois.
Grégoire Barbey, journaliste.

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