Des jeunes radicalisés qui se rêvent en héros négatifs

Les attentats contre Charlie Hebdo ont bouleversé la France, qui a été touchée dans son identité profonde de pays de l’idéal frondeur et de la liberté d’expression. Ce terrorisme, d’une rare intensité, a surpassé en cruauté gratuite et en haine inextinguible les autres attaques depuis une vingtaine d’années.

Les attentats commis par des « terroristes maison », c’est-à-dire ceux qui ont été élevés et éduqués en France, ont débuté avec Khaled Kelkal en 1995, causant la mort de 8 personnes et blessant 148 autres. Les victimes ont été choisies au hasard de leur présence. Depuis, les attentats terroristes ont été ciblés. En 2012, Mohamed Merah assassine 7 personnes et fait 6 blessés. Parmi eux, se trouvent 3 militaires et 4 juifs.

Le 24 mai 2014, Mehdi Nemmouche a exécuté au Musée juif de Bruxelles quatre personnes. Et aujourd’hui, deux frères, Saïd et Chérif Kouachi, sont suspectés d’avoir massacré 12 personnes, dont des journalistes de Charlie Hebdo qui auraient profané le Prophète de l’islam par des caricatures. Trois catégories de personnes sont visées de manière privilégiée : des militaires et des policiers (surtout musulmans), des juifs et des journalistes.

Quels sont les traits communs à ces actes ? On pourrait pratiquement dresser le portrait-robot du djihadiste maison : ils sont presque tous des jeunes au passé délinquant, ayant commis des actes de vol ou de trafic ; ils ont presque tous connu une période d’emprisonnement ; quasiment tous étaient désislamisés et sont devenus musulmans « born again » ou convertis djihadistes sous l’influence d’un gourou, des copains ou à partir de leurs lectures sur Internet ; enfin, ils ont tous fait le voyage initiatique dans un pays du Moyen-Orient ou des zones de guerre (Irak, Syrie, Afghanistan, Pakistan…). Le quadrilatère délinquance, prison, voyage guerrier et islamisation radicale les caractérise quasiment tous.

Donner un sens religieux au mal-être

Leur subjectivité est marquée par la haine de la société, l’exclusion sociale, leur résidence en banlieue et une identité qui se décline dans l’antagonisme à la société des « inclus », qu’ils soient des Français gaulois ou d’origine nord-africaine. Chez eux, le ghetto se transforme en une prison intérieure et la seule voie de sortie, à leurs yeux, consiste à changer le mépris de soi en haine des autres et le regard négatif des autres en un regard apeuré. Ils visent avant tout à marquer leur révolte par des actes négatifs plutôt que de chercher à dénoncer le racisme.

Pourtant, par un rude labeur, une partie de leurs congénères parviennent à surmonter l’exclusion et à rejoindre les classes moyennes. Chez ceux qui souffrent d’une victimisation intense et pensent que toutes les voies de sortie de l’exclusion sociale sont bouchées, la haine se transforme en une délinquance ostentatoire et dans certains cas fortement minoritaires, en un djihadisme qui entend sacraliser la rage et à donner un sens religieux au mal-être.

Une identité en rupture vis-à-vis des autres tente de se venger de son malheur sur une société qui devient coupable en totalité, sans nuances, ou dans le jargon djihadiste, hérétique, impie : il faut l’abattre, quitte à se faire tuer en martyr de la cause sacrée. Dans ce cas de figure, le voyage initiatique confirme le jeune djihadiste dans sa nouvelle identité en le faisant renouer de manière mythique avec les sociétés musulmanes – mais il ne parle pas leur langue ni ne partage, au fond, leurs us et coutumes.

Une dimension anti-Mai 68

Il a tout simplement besoin de l’illusion de faire corps avec elles contre son pays mal-aimé. Pour se rehausser à ses propres yeux, l’islam djihadiste lui offre le statut du héros négatif qu’il incarne en tant que mujahid (combattant) de cette foi dont il se croit le chevalier autoproclamé : il tuera, fera peur, se fera haïr et tirera fierté de cette stature nouvelle qu’il a conquise en occupant la « une » des médias et en surmontant l’anonymat et l’insignifiance. Désormais il est « quelqu’un » et au mépris ressenti dans le regard des « Blancs », il est parvenu à substituer la crainte de la mort. Il est prêt à mourir et à tuer, les autres ont peur pour leur vie, donc il leur est supérieur. Ils le reconnaissent d’une certaine façon, pense-t-il, en lui consacrant pendant plusieurs jours l’exclusivité et la prééminence dans les médias.

A ce modèle classique s’en juxtapose un autre depuis la guerre civile en Syrie à partir de 2013. Ce sont des jeunes de classes moyennes, de plus en plus des adolescents attardés, des convertis de presque toutes les religions, chrétiens, juifs, bouddhistes…, mais aussi de jeunes filles souvent de bonne famille qui vont joindre la horde des prétendants au djihad exacerbé.

Eux n’ont pas la haine de la société, ni n’ont intériorisé l’ostracisme dont la société a accablé les jeunes des banlieues, ils ne vivent pas non plus le drame d’une victimisation qui noircit la vie.

Mais alors qu’est-ce qui les motive ? Chez eux sévit une dimension anti-Mai 68 : les jeunes d’alors cherchaient l’intensification des plaisirs dans l’infini du désir sexuel reconquis, désormais, on cherche à cadrer les désirs et à s’imposer, par le biais d’un islamisme rigoriste, des restrictions qui vous ennoblissent à vos propres yeux. On cherchait à se libérer des restrictions et des hiérarchies indues, désormais, on en réclame ardemment, on veut des normes, on y aspire et on les sacralise.

On était anarchiste et on avait la haine du pouvoir patriarcal, à présent, on trouve une société vide de sens et l’islamisme radical, en départageant la place de la femme et de l’homme, réhabilite une version distordue de patriarcat sacralisé en référence à Dieu. Mai 68 était la fête ininterrompue et le mouvement hippie se voulait sa continuation dans le délire du voyage exotique jusqu’à Katmandou ou en Afghanistan, libre encore de l’emprise du djihadisme. A présent, le voyage initiatique est une quête de pureté dans l’affrontement de la mort au nom du martyre.

La libération féminine était partie intégrante de Mai 68. Désormais, les jeunes filles entendent chercher leur amoureux parmi ceux qui acceptent de mourir. Et dans la soumission à l’épreuve du martyre se révèle une sincérité qui garantit leur sérieux aux yeux d’une féminité islamique dont elles entendent incarner les valeurs.

A côté de cela, il y a la quête de la justice pour la Syrie où un régime sanguinaire a tué 200 000 personnes et voué à l’errance plusieurs millions. L’humanitaire se conjugue dans cette perspective sous les espèces ambivalentes d’un djihadisme soi-disant bienveillant.

Il faudra inventer une nouvelle manière d’être ensemble pour préserver l’idéal de liberté qui nous est cher. Le sursaut spontané des centaines de milliers de citoyens après le massacre de Charlie Hebdo laisse présager d’un début de solution en termes d’exaltation de valeurs collectives sacrées échappant au nihilisme des prophètes de malheur qui nous promettent la mort de la République, de la laïcité et de l’homme tout court, tant du côté des djihadistes que de certains intellectuels désœuvrés et aigris.

Par Farhad Khosrokhavar, sociologue. Il est l’auteur de La Radicalisation (Maison des sciences de l’homme, 2014).

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