Détruire les capitales du « califat »

Il n’existe fondamentalement que deux manières de terminer une guerre : la négociation ou la destruction de l’un des camps. En Irak, les Américains et le gouvernement de Bagdad ont négocié avec l’armée du Mahdi en 2004 et 2008 ou avec les tribus sunnites à la fin de 2006. En revanche, le dialogue n’a jamais été envisagé, ni possible en fait, avec l’Etat islamique en Irak, premier avatar de Daech. La destruction était donc la seule option et, en 2007, elle a presque réussi. Elle reste, à ce jour et pour l’instant, encore la seule voie envisagée face à l’Etat islamique (EI).

Pour détruire un Etat ou une organisation formant un proto-Etat, on ne connaît pas pour l’instant d’autre façon que de commencer par disloquer son armée et de réduire tout ce qui lui fournit les moyens et, surtout, les raisons de combattre.

Cette dislocation ne peut, elle-même, être obtenue, à la manière de l’opération française « Serval » au nord du Mali, qu’en s’emparant du territoire contrôlé par l’ennemi tout en agissant sur les sources politiques de sa force et en préservant la population civile environnante.

Modes d’action décentralisés

Deux objectifs géographiques sont possibles : Mossoul, la grande ville du nord de l’Irak et capitale économique de Daech, et l’Euphrate, de Fallouja à Rakka, la capitale politique. La deuxième option est la plus difficile, mais sans doute la plus décisive. Une fois les drapeaux du califat autoproclamé retirés de Fallouja, Ramadi, Abou Kamal, Deir ez-Zor et Rakka, la capacité de résistance des autres territoires de l’EI sera très affaiblie.

Cette offensive sur l’Euphrate peut prendre la forme d’une grande opération héliportée et aéroportée, audacieuse et rapide, mais peu d’armées ont les moyens de réaliser une telle manœuvre par ailleurs très risquée. Plus sûrement, il peut s’agir, pour un corps aéroterrestre blindé et appuyé par des feux précis et puissants, de progresser le long du fleuve, de cloisonner une à une les cités pour s’en emparer puis les nettoyer de toute présence ennemie visible. Pendant ce temps, la force de frappe et de raids en profondeur s’attaque aux postes de commandement, à la logistique et entrave les mouvements.

L’armée de Daech est constituée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, les estimations pouvant varier de 30 000 à 80 000, parfois plus si on intègre des unités non permanentes de défense locale. C’est, en dépit de quelques matériels lourds, fondamentalement une force d’infanterie équipée de véhicules légers et d’armements soviétiques des années 1960.

En soi, il n’y a là rien de très puissant, une très faible fraction par exemple des armées de Saddam Hussein broyées par les coalitions menées par les Américains. La différence est que les combattants de l’armée de Daech sont plutôt compétents tactiquement et surtout très motivés. Cette motivation extrême permet d’introduire sur le champ de bataille des « combattants-suicides », souvent motorisés, qui servent de missiles de croisière du pauvre. Avec la mobilité des milliers de véhicules légers disponibles, elle autorise aussi des modes d’action très décentralisés, en essaims, offensifs ou défensifs, enveloppant les forces adverses ou s’infiltrant entre elles à la recherche du combat rapproché.

Une guerre souterraine

Comme la reprise de Tikrit l’a montré en mars dernier ou les batailles de l’époque de l’occupation américaine, face à un tel adversaire, s’emparer de chaque ville le long de l’Euphrate sera difficile et prendra, à chaque fois, des semaines sinon des mois. Pour reprendre Fallouja en novembre 2004, face à 3 000 combattants, les Américains ont déployé 15 000 hommes et d’énormes moyens de feu.

La saisie de la ville a demandé une semaine de combats difficiles et il a fallu encore passer par un mois de nettoyage de toutes les habitations, le tout au prix de 73 tués et plusieurs centaines de blessés. Le contingent américain présent en Irak (130 000 hommes) avait alors mis plus d’un an pour reprendre le contrôle des villes du Tigre et de l’Euphrate au nord de Bagdad.

L’ordre de grandeur pour une offensive sur l’Euphrate menée par une force moderne représente donc au moins dix fois ce que la France a déployé avec l’opération « Serval ». Il faut s’attendre ensuite à ce que cette force déplore plusieurs centaines de morts et des milliers de blessés, et beaucoup plus s’il s’agit de forces moins modernes, moins protégées et moins professionnelles que les troupes occidentales.

Encore ne s’agit-il là que de la phase de conquête, il faut ensuite contrôler et sécuriser le terrain pris tout en poursuivant la traque d’une organisation revenue à la guerre souterraine. Cela peut durer plusieurs années et nécessite de nombreux moyens humains, au moins 100 000 hommes, et de quoi administrer et faire vivre ce « Sunnistan », avant une normalisation de la situation.

Une modification profonde du contexte politique

Cela implique aussi, et c’est l’élément le plus important, un contexte politique qui fasse que cette force ne soit pas perçue comme illégitime et occupante. Un contrôle par des forces chiites est, par exemple, actuellement inconcevable. La destruction définitive des réseaux de Daech, ou d’une autre nouvelle entité djihadiste naissante, est ensuite affaire de guerre souterraine et peut durer là aussi des années.

Actuellement, aucun acteur régional, ou non, ne réunit à la fois la volonté et les moyens de ces opérations distinctes. C’est d’ailleurs la principale force de l’Etat islamique, qui se nourrit des contradictions et ambiguïtés qui paralysent ceux qui l’entourent.

Pouvoir détruire militairement l’Etat islamique suppose donc d’abord une modification profonde du contexte politique environnant, et en particulier à Damas et Bagdad. Que le pouvoir s’y transforme, de gré ou par la force des événements, en quelque chose de plus légitime aux yeux à la fois de la communauté internationale et des Sunnites de la région, et il sera alors possible pour une coalition de mener une vraie offensive.

Qu’aucun des deux n’évolue radicalement et Daech continuera d’exister. Il faudra alors accepter de vivre en situation de guerre endémique, et donc accepter d’autres attaques terroristes, jusqu’à l’acceptation de l’existence d’un nouvel Etat radical au Moyen-Orient. Nous l’avons déjà fait avec l’Iran des mollahs.

Michel Goya est colonel dans les troupes de marine et historien.

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