Deux cortèges, deux Russie

En l’espace d’une semaine, deux Russie ont défilé dans les rues de Moscou : dimanche 22 février, une Russie «anti-Maïdan», pro-Poutine, sur ses gardes, isolée du monde qui l’entoure, sur la défensive mais dominante et agressive ; une Russie organisée, montrant une société structurée en corps de métiers ou institutions.

Dimanche 1er mars, durant un long défilé vers le pont qui fait face au Kremlin, là où fut, dans la nuit de vendredi à samedi, abattu Boris Nemtsov, une Russie inquiète, indignée, désespérée mais ouverte sur le monde ; qui a cru et croit encore à une Russie partenaire de l’Europe, qui s’ouvrirait, dont le système politique permettrait à des oppositions de s’exprimer, à une vie politique réelle de s’organiser. Une Russie montrant une société fluide, dans laquelle les relations sociales ne sont pas organisées par les institutions, mais construites autour de valeurs et projets partagés.

Le premier défilé était composé de partisans du mouvement «anti-Maïdan» ainsi qu’il se nomme en référence aux rassemblements ukrainiens ayant conduit un an auparavant à la chute du président Ianoukovitch. Il rappelait les défilés soviétiques par cette organisation structurée, chaque délégation étant bien séparée de la précédente au sein du cortège ; par les slogans qui désignaient les ennemis. Mais, il n’y avait plus désormais d’autre idéologie que le patriotisme, d’autre pensée politique que l’hostilité à la démocratie, d’autre valeur que la vénération d’un leader. Il ne proposait pas l’espoir d’un monde meilleur, il ne parlait pas du futur. Les manifestants affirmaient avant tout rejeter «la démocratie à l’américaine», l’Europe, le monde occidental en général. Ils dénonçaient la cinquième colonne, menaçaient les opposants. Ce défilé montrait une Russie qui ne voit qu’un monde hostile autour d’elle, une Russie désormais isolée mais qui, elle seule, a raison, une Russie sans projet politique, social ou économique, une Russie sans plus d’alliés en Europe.

Boris Nemtsov était honni par ceux-ci, car il avait pris la défense de l’Ukraine, et continuait à refuser l’annexion de la Crimée, en référence à la légalité internationale. Il était honni, car il défendait l’existence d’une vie politique, d’une opposition réelle. Il voulait une Russie démocratique, où les partis puissent se constituer et s’exprimer.

La force de l’émotion ressentie ici, à Moscou, après son assassinat, témoigne de l’importance du projet qu’il portait. Le cortège de ce dimanche n’était pas structuré, mais mêlait militants anticapitalistes et libéraux, mais surtout femmes et hommes qui demandaient un espace pour exprimer leur opinion. Ils avaient en commun de réclamer une véritable vie politique, qui accepte les partis ou les mouvements oppositionnels. Le cortège devait être un cortège de deuil ; il fut effectivement très digne ; il n’en n’était pas moins très politique. Les slogans étaient sobres, n’appelaient pas à la violence («Nous n’avons pas peur», «Il n’y a pas de mots», «La propagande tue», «Luttons»). Le cortège était surtout dominé par des drapeaux russes, rappelant que l’idée de la nation n’est pas le monopole du pouvoir ni des nationalistes.

L’émotion était aussi grande car la disparition de Boris Nemtsov est en fait la disparition d’une génération, celle qui, très jeune, entoura Boris Eltsine pour développer des réformes ambitieuses. Disparition d’une génération contradictoire, adepte d’un libéralisme effréné, dans lequel elle avait vu la seule issue pour sortir au plus vite de l’URSS, sortie douloureuse, mais pensée alors comme nécessaire pour ne pas revenir en arrière. Cette génération n’a cependant su ou pu ou voulu imposer à Boris Eltsine que se crée une vie politique réelle. Croyant plus en des réformes économiques, ils ont oublié l’importance du politique. La rapidité des réformes économiques a certainement créé un clivage social que l’absence de politisation de la scène publique n’a fait que renforcer, isolant les uns des autres. Les autorités russes et les journaux favorables au pouvoir actuel ont renvoyé Boris Nemtsov à ce passé, à la rapidité et la rudesse des transformations économiques des années 90. Mais, lui-même n’est jamais resté figé dans ce passé. C’était un homme qui avait compris ce qu’était la vie politique, et ce que devait être une démocratie. Boris Nemtsov a réclamé très vite que se crée du politique, alors qu’il était écarté du pouvoir. Il fut, parmi ceux qui ont mené le combat de la construction d’une nouvelle Russie auprès de Boris Eltsine, celui qui resta toujours proche du terrain, qui eut des fonctions électives, qui fut de toutes les manifestations.

Le cortège des anti-Maïdan ne faisait état que d’affrontements entre des mondes étrangers, confortait donc un antagonisme entre deux sociétés. Le cortège de ce dimanche a réclamé du politique, pour que cet antagonisme puisse trouver à s’exprimer sans haine et sans violence. Vladimir Poutine en personne leur a tout de suite nié ce droit, puisqu’il a dénoncé le meurtre, dès qu’il fut connu, comme une provocation. La plupart des médias, les personnalités, proches du pouvoir, ont tout de suite repris à plaisir la thèse du complot, attachée à celle de la provocation. Les partis pro-guerre en Ukraine, ou encore les Etats-Unis, seraient derrière l’assassinat, la provocation en ce lieu symbolique serait destinée à déstabiliser la Russie. Tout est complot, tout est déstabilisation.

Face à cela, les participants du cortège d’hommage à Boris Nemtsov ont saisi cet instant pour en faire un moment de politisation, exceptionnel dans la Russie contemporaine, démontrant qu’ils refusent aussi la facilité avec laquelle l’opinion se saisit d’une thèse du complot offerte par le Président lui-même. L’institutionnel, l’organisation corporatiste de la société disparaît pour eux au profit d’une société politisée, ouverte, contradictoire mais acceptant ces contradictions.

Alain Blum, directeur de recherches à l’Ined, directeur d’études associé à l’EHESS et directeur du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (Cercec).

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