Devenir djihadiste pour échapper à la liberté

L’une des évolutions les plus effrayantes de la montée en puissance de l’organisation Etat islamique réside dans le nombre ahurissant de citoyens occidentaux qui rejoignent les rangs du groupe, pour devenir kamikazes ou bourreaux d’otages. Comment expliquer que plusieurs centaines de musulmans, en grande partie instruits et issus de la classe moyenne, quittent le confort des démocraties occidentales pour se joindre à un mouvement d’une violence aussi barbare? Comment expliquer qu’un certain nombre de jeunes soient aussi réceptifs au message de l’islamisme?

Tandis qu’il assistait à l’avènement du nazisme dans les années 1930, Sigmund Freud s’intéressa au dangereux pouvoir d’attraction des dirigeants politiques autoritaires, et à cet épanouissant sentiment d’auto-glorification ressenti par leurs partisans dès l’instant où ces derniers soumettent leur individualité à une idéologie ou à un groupe. Pour ces fidèles, la liberté constituerait semble-t-il une condition humaine pesante sur le plan psychologique. Comme l’a fait valoir l’un des disciples de Freud, Erich Fromm, dans son ouvrage La Peur de la liberté (publié en français en 1963), le besoin d’échapper aux contraintes que représente le libre arbitre, en préférant se conformer à des croyances rigides et autres règles d’obédience, se ­révélerait particulièrement présent chez ceux dont le sens de l’identité autonome ou dont la capacité à raisonner de manière indépendante ne seraient pas pleinement développés.

Or, ces démocraties contemporaines que rejettent les djihadistes occidentaux offrent à l’individu un degré de liberté sans précédent. Difficile d’imaginer une autre forme de communauté politique qui exigerait de ses membres une allégeance aussi minime, qui ferait valoir aussi peu de normes communes, et ferait respecter des règles comportementales aussi effacées. Dans presque tous les aspects de notre existence – morale, mœurs, sexualité, structure familiale, carrière, et croyance religieuse – nous autres Occidentaux sommes globalement libres de faire ce qu’il nous plaît.

Il y a là a priori un état de fait des plus plaisants, propice à une culture de la belle vie. Seulement voilà, depuis plusieurs décennies, les démocraties occidentales connaissent une crise identitaire marquée, qui se manifeste par un refus d’exprimer un cadre de principes éthiques, ou de projeter les valeurs démocratiques sur la scène internationale.

On observe au sein de ces démocraties un désengagement généralisé à l’égard du système politique, ainsi qu’un sentiment croissant de désamour radical des citoyens à son égard, notamment chez les jeunes. Semble également se généraliser un certain mal-être psychologique, allant de l’anorexie à l’obésité en passant par les troubles de l’attention, l’hyperactivité, et la dépression au sens large, autant d’aspects qui contribuent à un accroissement considérable de la consommation de médicaments psychoactifs.

Tous ces symptômes et syndromes ne peuvent être appréhendés en termes purement économiques, ne serait-ce que dans la mesure où ils concernent aussi bien les plus pauvres que la classe moyenne. En revanche, il est possible que cette philosophie occidentale de liberté absolue et de tolérance désintéressée échoue à conférer à certains individus une sorte de cadre psychologique nécessaire à la construction d’une identité leur permettant de faire face à la pression et aux exigences d’un choix individuel constant.

C’est dans notre relation aux autres que nous nous forgeons une identité. L’intégration des principes, idées et aspirations de notre société vient structurer l’image que nous nous faisons du monde, et nous confère une certaine orientation psychologique et morale. Au sein des sociétés ouvertes et multiculturelles d’aujourd’hui, la nécessité de faire un choix est omniprésente, qu’il s’agisse de questions banales (quelle brosse à dents vais-je acheter?) ou essentielles (où se situent la source et la signification de ma propre existence?). Or, en l’absence de normes culturelles communes sur lesquelles fonder nos décisions, sur la manière d’être heureux ou d’orienter notre vie, comment pouvons-nous déterminer les bons et les mauvais choix? Où se situe le vrai du faux, le droit et le mauvais chemin?

En un sens, ceux des Occidentaux qui choisissent d’embrasser l’idéologie fanatique de l’islamisme constituent la manifestation extrême d’un phénomène beaucoup plus large. La philosophie impitoyablement rigide de l’Etat islamique vient soulager ses fidèles de cette charge déroutante que représentent le raisonnement et les choix autonomes. Les travaux de Fromm demeurent aujourd’hui au cœur du sujet: la fuite consistant à s’abandonner à un mouvement violent tel que l’Etat islamique repose sur un besoin d’échapper à la liberté.

Certaines déclarations de djihadistes font explicitement valoir cette relation: «Le remède de la dépression n’est autre que le djihad», confie en effet une jeune recrue occidentale dans une vidéo de l’Etat islamique. «Venez ressentir l’honneur que nous ressentons. Venez apprécier le sentiment de bonheur dont nous jouissons.» Et un autre fanatique de se contenter de proclamer: «Non à la démocratie.» L’ennui généré par démocratie crée un contexte propice à la radicalisation, une faille que savent parfaitement exploiter les mouvements islamistes.

Ce séduisant appel de l’extrémisme ne pourra être réduit au silence par de simples plaidoyers auprès des imams fondamentalistes des mosquées d’Europe, consistant à leur demander de cesser d’endoctriner de jeunes musulmans. L’initiation à l’idéologie islamiste doit être contrée par une initiation plus puissante à la culture de la démocratie et de ses valeurs fondamentales – ainsi que par une projection beaucoup plus affirmée de ces valeurs dans notre discours politique.

C’est seulement par le renforcement de la confiance et des convictions, et non au moyen d’une simple tolérance insipide, que les sociétés démocratiques pourront contrer l’appel formulé par des chefs charismatiques autour de causes fanatiques. Seul le renouveau de l’engagement à l’égard de l’idée de démocratie pourra remédier aux phénomènes croissants de désamour et de désengagement qui touchent nos sociétés occidentales, et dont les djihadistes de l’Etat islamique constituent tout simplement le symptôme le plus troublant et le plus effroyable.

Eva Hoffman. Traduit de l’anglais par Martin Morel © Project Syndicate/Institute for Human Sciences, 2014

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