Diagnostic sur nos peurs et torpeurs

Par Paul Thibaud, philosophe, est l'ancien directeur de la revue Esprit (LE MONDE, 17/11/05):

Devant les déprédations dans les banlieues, l'attention se porte sur le "terrain" et ses particularités. On postule une étrangeté des lieux et des gens avec lesquels il faudrait renouer des liens, établir des "médiations" en s'aidant de la police de proximité, des "associations" (dont on s'est mis à attendre des miracles), voire des représentations communautaires. Pourtant cette "flambée" renvoie à la crise, et même à la panne des grands instruments de circulation, de coopération, d'intercompréhension que sont l'école, le travail, la ville. Ce qui veut dire que ce sont les moyens de "faire société" qui sont en cause. Face à cette situation, le danger est évidemment de verser de l'huile où ça grince, de rajouter de l'écoute et de la bonne volonté en ignorant le dysfonctionnement de l'ensemble. Cela fait des années (depuis qu'ils ont baissé les bras devant le chômage) que nos gouvernements ne savent que réagir et non plus agir, qu'ils ont perdu le goût et le sens de l'avenir qui leur donnerait l'autorité de trier et de rationaliser les demandes sociales. Que l'Etat et la société soient dans une spirale d'impuissance et d'irresponsabilité, la situation du budget suffit à le montrer. Depuis vingt-cinq ans, toute l'augmentation des dépenses est allée à des actions palliatives, aux allocations et aux mesures ponctuelles que l'on a entassées pour rendre supportable un non-emploi massif et irrémédiable. L'Etat actif pour préparer l'avenir a été remplacé par un Etat réactif distributeur de consolations. Ce désarroi de la "gouvernance" a eu des effets destructeurs. L'inefficacité publique qui pèse d'abord sur les nouveaux venus, dépourvus de ressources propres, matérielles et culturelles, les autres la ressentent aussi : ils se protègent et se replient par crainte de la précarité montante.

Les constatations inquiètes, les admonestations fustigeant l'inconscience commune n'ont pas manqué, mais elles n'ont pas rompu le lourd découragement qui semble attacher la France à des conduites d'impuissance. Ces critiques, au lieu de préparer à l'action, ont souvent tourné au réquisitoire contre la culture nationale. La France n'arrête pas de se faire la leçon à elle-même, en présupposant que ce ne peut être que salutaire. Mais ne s'acceptant pas, ne se comprenant plus, le pays se vide de la confiance nécessaire pour retrouver des capacités et se fixer des buts. Le point décisif est la perte de tout sentiment de maîtriser l'avenir, de toute capacité de s'y projeter. Cela renvoie à la dégradation de la démocratie, du moins en Europe, après son triomphe sur le communisme.

Quand les idéologies du XXe siècle se sont dissipées, nous avons cru que nous devenions raisonnables et modestes. En réalité, la perte de la maîtrise imaginaire de l'avenir a eu pour effet l'augmentation des exigences immédiates, toutes justifiées par l'idéologie des droits de l'homme. Ne pouvant plus concevoir d'avenir meilleur, nous avons entrepris d'en finir avec les maux présents, qu'il s'agisse du racisme, de la malnutrition, de l'analphabétisme... Nous avons retrouvé une utopie à notre porte, sous la forme radicale d'un impératif immédiat, celui d'éliminer le mal.

Les idéologies progressistes manquant, nous aurions pu nous appuyer sur cette confiance en soi qu'est le patriotisme : il permet d'accueillir l'avenir parce qu'on croit pouvoir lui faire face comme le pays l'a fait d'autres fois. Cette source de sérénité, l'Angleterre ou l'Amérique en disposent. Au contraire, la France et ses voisins se sont voués à un démocratisme désincorporé qui, sans égard pour l'état du monde extérieur, a répandu une morale de l'intention, désarmé l'Etat, émancipé toujours plus l'individu, multiplié les droits sociaux, effacé les différences entre nationaux et étrangers... pour aboutir au brouillage où nous nous débattons hargneusement.

De cette manière, nous nous empêchons de mener une vie de citoyens. Nous ne sortons pas d'une confrontation désolante entre ce que nous devrions être et ce que nous sommes. Cet idéalisme sans volonté, passif, empêche les institutions de fonctionner, comme le montre l'exemple de l'école, paralysée par des réformes qui ont prétendu imposer comme une règle un enseignement sans échec. Nous sommes installés dans cette contradiction qu'est un idéalisme sans projet, qui démoralise ceux qui exercent les responsabilités et attise une infinie récrimination.

Dans un article aux accents testamentaires, François Furet insistait sur le "déficit spirituel" dont souffre la France, désignant ainsi l'absence d'une conviction, d'un attachement ultime sur quoi on peut s'appuyer pour rebondir et reformuler un espoir. La République avec son admirable devise fut un point d'appui de ce genre, notre religion civile. Cette référence est bien près de devenir une nostalgie, mais depuis que la patrie européenne n'est plus un espoir crédible, nous n'en avons pas d'autre. Nous devons essayer de la désembourber en lui associant un projet, une stratégie pour rendre au pays à la fois une capacité de se gouverner et un horizon.

1. — Il s'agit d'abord de rendre à l'Etat une capacité de manoeuvre perdue. Dans nos dépenses publiques, ce qui relève du palliatif, du confort ou de la protection l'emporte trop sur la recherche, la formation, l'investissement, la réadaptation. Le problème des retraites, celui des dépenses de santé ne sont pas résolus. Mais pour faire accepter les abandons, ou simplement les "échanges de droits" (moins de protection, plus d'accompagnement des initiatives), un gouvernement faible et empêtré, face à une opinion méfiante, doit avoir une stratégie qui ne repose pas seulement sur la promesse que bientôt ça ira mieux.

Il lui faut faire une proposition qui soit immédiatement légitime et acceptable, qui soit une réaffirmation du principe de justice sociale. Celui-ci est évidemment compromis (c'est une des raisons sous-jacentes aux agitations présentes) quand on demande des concessions aux salariés, considérant comme des privilégiés ceux qui ont un emploi stable, alors qu'on parle de l'impôt sur la fortune comme d'un archaïsme stupide. Les périodes créatrices de la République (après la dernière guerre notamment) ont mis en oeuvre un compromis sur la justice sociale. Il nous en faut un nouveau. Pour cela on peut partir d'un fait. La période récente a été très favorable aux rentiers, aux vieux, aux propriétaires. Cela se manifeste en particulier par l'augmentation considérable du prix du foncier (terrains et immeubles). Cette richesse n'est pas mobile, son appréciation générale n'est pas liée à une activité ou à un risque pris, la baisse des prix dans ce secteur aurait même bien des avantages pour le logement des pauvres et la "déségrégation" des villes. Toutes raisons pour qu'une imposition sérieuse de ces richesses supplémentaires soit mise en oeuvre et serve de compensation aux sacrifices des salariés. On ne peut sortir l'Etat de sa paralysie impécunieuse qu'à travers un compromis auquel les riches contribueraient, alors qu'actuellement toutes les "réformes" proposées les épargnent ou bien sont à leur bénéfice.

2. — L'Europe est un élément de la crise française et aussi de la sortie de crise possible. La pratique et l'idéologie européennes ont instillé le soupçon que nous étions un pays en sursis, devant être progressivement remplacé par l'union "sans cesse plus étroite" de l'Europe. Que sans aimer vraiment l'Europe, les Français s'en soient remis à elle de leur avenir collectif, cela n'a pas peu contribué à leur démoralisation. Désormais, il est clair que l'Europe ne sera pas une nation. La conséquence à tirer de ce fait est que l'Europe ne doit pas empêcher de vivre, étouffer de contraintes ce qu'elle ne peut pas remplacer, même si l'ouverture des nations et des sociétés qu'elle a organisée subsistera. Si l'Europe a contribué à l'irresponsabilité résignée des Français, nous ne sortirons pas de cette torpeur sans une nouvelle politique européenne de la France, sans savoir ce que nous voulons de et pour l'Europe. Cette politique devrait comporter une doctrine européenne de la mondialisation. Ni une négation de celle-ci ni un repli, mais une stratégie pour que la mondialisation ne soit pas manipulée par une finance dont l'horizon est la baisse sans fin du coût du travail. L'Union européenne est menacée d'être absorbée, dissoute dans cette mondialisation-là. Sans une autre vision de l'ordre international, elle n'aurait bientôt plus de raison d'être. En fonction d'un projet européen de ce genre, la France pourrait redéfinir le sien.

On pourrait ajouter bien d'autres chapitres à ce projet de rénovation républicaine, sur l'éthique de la fraternité, par exemple, ou sur la laïcité, ou sur l'école..., mais il ne s'agit pas de faire de la prospective, seulement de reprendre la main pour préserver nos chances d'exister comme sujet politique national.

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