Diego, fais-nous encore rêver

Un fan se recueille devant le stade du Gimnasia y Esgrima à La Plata, près de Buenos Aires, mercredi. Photo Maria Paula Avila. AP
Un fan se recueille devant le stade du Gimnasia y Esgrima à La Plata, près de Buenos Aires, mercredi. Photo Maria Paula Avila. AP

Le 30 octobre, le jour de ses 60 ans, Diego Maradona était filmé au siège du Gimnasia y Esgrima de La Plata, le club qu’il entraînait. Obèse, ayant le plus grand mal à marcher sans être soutenu, Maradona bafouilla quelques mots inaudibles devant les caméras. L’exhibition du pibe de oro (le gamin en or) qui émerveilla le monde du football dans les années 80 était un spectacle insoutenable, une mise en scène obscène à crever le cœur.

Amateur d’aphorismes amusants, Maradona avait une fois expliqué que lorsqu’on a fait l’aller et retour de la Terre à la Lune plusieurs fois, il est difficile de redescendre sur Terre. Quand on est monté aux sommets du football, qu’on a gravé son nom, son visage et ses gestes dans les cœurs de tant de personnes, il est impensable de reprendre pied dans le monde des mortels. Quand on redescend, c’est une chute vertigineuse et destructrice, comme celle de Diego Maradona.

Incarnant une «argentinité» idéale-typique aux yeux de la nation et représentant une pureté footballistique inégalée, Maradona était un dieu humain aux yeux de nombre de personnes. Le célèbre numéro 10 était une légende du football du fait de ses qualités de footballeur hors du commun. Le football professionnel possède de grands joueurs, talentueux et efficaces sur le terrain. Les supporteurs les admirent. Les fans de football n’admiraient pas Maradona ; ils le vénéraient comme on vénère une déité.

Les joueurs aux talents extraordinaires sont capables de créer un spectacle littéralement hypnotisant. Diego Maradona appartenait à cette élite d’extraterrestres du football. Comme une peinture exceptionnelle ou un morceau de musique sublime, la chorégraphie footballistique de Maradona était de l’ordre de l’art.

Un dieu du football ne s’appartient plus. Maradona attirait le monde interlope de la politique, du show-biz et de la Camorra. On le vénérait, mais on espérait aussi profiter de sa fortune qu’il a dilapidée. Dès son bref passage à Barcelone, Diego Maradona s’était adonné à l’alcool et à la cocaïne, deux dépendances qui ont brisé sa carrière. Lors de la Coupe du monde de 1990, l’Italie fut éliminée à Naples par l’Argentine de Maradona. Les Italiens ne le lui pardonnèrent pas. Le pays se ligua contre lui, police, monde politique et supporteurs. Diego le saint devint Maradona le diable. Un contrôle antidopage se révéla positif pour la première fois. Mis sur écoute par la police, on l’entendit converser avec les milieux de la prostitution. Le fisc s’en mêla. L’Italie entière voulait détruire celui qu’elle adulait hier encore. Prenant peur, Maradona fuit précipitamment la ville.

Né en 1960, Diego a grandi dans le bidonville de Villa Fiorito, dans la banlieue de Buenos Aires. Ce quartier a la réputation d’être le plus dangereux de la ville. Son père, un autochtone guarani, travaillait dans un abattoir. Sa mère était la fille d’immigrés du sud de l’Italie. Enfant, il vendait dans la rue des objets de bric et de broc. Maradona se décrivait comme «cabecita negra» (petite tête noire) ; l’expression employée par Eva Perón pour désigner les classes populaires amérindiennes et d’origine italienne. Ses parents étaient d’ailleurs des soutiens infaillibles au régime péroniste.

Un oncle sortit Diego de la pauvreté en lui offrant un ballon de football à l’âge de 3 ans. A 8 ans, le club de première division Argentinos Juniors le recruta. A 11 ans, la presse nationale lui prédit un destin de star du football. A 16 ans, il fit ses débuts professionnels.

Avant la chute de la dictature militaire en Argentine, le jeune Diego était déjà un héros national. En 1979, il mena l’Argentine à la victoire contre l’URSS au Championnat du monde des moins de 20 ans. Cette équipe était composée de pibes venus en partie des favelas et qui avaient appris à jouer au football sur des terrains vagues ; un jeu technique de passes courtes, de feintes et d’accélérations fulgurantes pour compenser de petits gabarits.

Maradona rencontra Fidel Castro en 1987. Une amitié fusionnelle s’est développée entre les deux hommes. Il fit connaissance, plus tard, d’Hugo Chávez et d’Evo Morales, avec qui il se lia également. Soutien des régimes de gauche radicale en Amérique latine, il déclara en 2007 que «tout ce que fait Fidel est excellent» et assura qu’il «déteste de toutes ses forces tout ce qui provient des Etats-Unis». C’est à Cuba que Maradona choisit de faire soigner son addiction à la drogue. Conscient de son immense popularité et de sa capacité à fasciner les foules, Castro suggéra à Maradona de se lancer en politique. Par une troublante coïncidence, Maradona est décédé un 25 novembre, comme son idole politique quatre ans plus tôt.

Maradona était, à sa manière, un animal politique. A partir des années 80, on écoutait ses déclarations avec déférence. Orateur péroniste, il envoûtait les foules. On lui confia le poste d’entraîneur de l’équipe nationale lors de la Coupe du monde de 2010 alors qu’il n’avait jamais entraîné la moindre équipe. Cela se termina mal. Dans la gloire ou l’échec, Diego Maradona était un dieu et on lui passait tout. On a baptisé de son nom un culte en Argentine et on a exposé une réplique de son pénis en plastique dans un musée à Buenos Aires. Maradona remplissait ce faux pénis d’une urine autre que la sienne lors des contrôles antidopage.

Plus de vingt-cinq ans après son départ précipité de Naples, le souvenir de Maradona est encore vif dans les esprits. Il y a deux ans, alors que je me promenais dans Forcella, un quartier du centre-ville sous influence de la Camorra, j’aperçus sur le mur d’un édifice une inscription à la peinture encore fraîche : «Diego, facci ancora sognare.» («Diego, fais-nous encore rêver»). Un dieu du football ne meurt jamais. Il vit dans nos souvenirs d’enfants émerveillés.

Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à l'University College de Londres.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *