Dislocations yougoslaves : quelle issue ?

Par Philippe Martinez,enseignant et spécialiste des Balkans (LE MONDE, 18/05/06):

La communauté internationale n'en est plus à un bricolage près dans l'ex-Yougoslavie. Il y a eu les accords de Dayton de décembre 1995, qui ont institué une Bosnie-Herzégovine bancale, partagée en deux entités séparées ; ensuite, l'intervention militaire au Kosovo de 1999, qui a débouché sur un blocage ; enfin la création imposée, en 2003, de l'union entre la Serbie et le Monténégro. Et voilà que la communauté internationale exige que le oui au référendum sur l'indépendance de cette dernière république, qui se tiendra le 21 mai, rassemble au moins 55 % des voix pour être validé. Sur quelle base démocratique exige-t-on d'un pays que son indépendance soit reconnue à condition que le oui remporte plus de 55 % des voix ? Et que va-t-on dire le 21 mai aux Monténégrins si le oui rassemble entre 50 % et 55 % des voix ?

Depuis la fin des hostilités en Bosnie en 1995, la communauté internationale défend la vision idyllique d'une cohabitation entre les peuples de l'ex-Yougoslavie. Dans cette optique, l'indépendance du Monténégro représenterait une menace de dislocation politique, poussant le Kosovo et la République serbe de Bosnie vers la même voie. Le fait est que l'instabilité est patente sur tous les théâtres de la région.

La Bosnie-Herzégovine offre toujours l'image d'un pays fictif, terrain de jeu de diplomates en mal d'expérimentations. Le pourcentage de Serbes vivant en République serbe frise les 100 % et approche la nullité dans la Fédération croato-musulmane. A quoi bon vouloir unir des peuples déjà séparés ? Le pays ne tient que par l'autoritarisme d'un haut-représentant de l'ONU qui, depuis 1997, interprète les accords de Dayton comme il l'entend, renvoie des représentants démocratiquement élus, surveille tous les secteurs de la société d'un pays pourtant membre des Nations unies ?

Au Kosovo, la mort d'Ibrahim Rugova n'a en rien changé la donne : la résolution 1244 de l'ONU, prévoyant une autonomie substantielle pour la province, est inapplicable. Avant toute discussion sur le statut, il faudrait que soient remplies les conditions d'une société démocratique et multiethnique, alors que les positions serbes et albanaises sont inconciliables. La seule solution est la partition.

Quant à la solution institutionnelle qui a donné naissance à la Serbie-Monténégro en 2003, elle a finalement été signée par le Monténégro dans la mesure où cet accord prévoyait la mise en place d'un référendum trois ans après son entrée en vigueur. Sans budget commun et sans autorité centrale, avec deux monnaies et deux systèmes de douane distincts, cette entité n'offre pas le minimum de garanties pour attirer les investisseurs étrangers. Les deux pays viennent d'ailleurs d'être admis séparément au sein de l'OMC. Autrement dit, le seuil de 55 % empêche de changer une situation jugée intenable...

En imposant ce principe de cohabitation, la communauté internationale s'est enfermée dans une politique sécuritaire qui donne certains résultats. Toutefois, l'actuel statu quo politique fait planer une menace de dislocation économique risquant de laisser la région dans la pauvreté.

Au statu quo des frontières s'ajoute aujourd'hui le statu quo concernant la promesse faite à ces pays d'accéder un jour à l'UE. Leur vocation européenne avait pourtant été réaffirmée en 2003 lors du sommet de Thessalonique. Mais en mars, lors du sommet de Vienne, cet engagement a été tempéré : il ne reste plus que la promesse d'un débat européen sur la question.

Après avoir mis en place d'ambitieux programmes d'aide, on coupe aujourd'hui dans les différents budgets, rendant les perspectives d'intégration quasi nulles avant au plus tôt 2020 et compliquant la tâche de gouvernements renvoyés à chaque élection par des électeurs désenchantés. Entre 2001 et 2006, l'aide de l'UE a été réduite de 50 % en Bosnie-Herzégovine, de 35 % en Serbie-Monténégro et de 30 % en Macédoine.

Cette aide est en outre critiquable, car elle néglige des secteurs-clés comme le développement rural et la politique régionale. En 2004, l'UE a proposé un nouvel instrument, l'instrument d'assistance de préaccession (IPA), qui doit être mis en place dès 2007. Les niveaux d'assistance prévus pour 2007-2009 vont être abaissés pour toute la région. L'UE ne prévoit donc rien à court et moyen terme pour les aider à faire face aux problèmes sociaux et économiques, accroissant l'écart entre eux et les pays candidats actuels.

Le dernier rapport du FMI sur la Bosnie-Herzégovine indique un taux de chômage supérieur à 20 %, des dépenses publiques supérieures à 50 % du PIB, un déficit public frisant les 20 %, tandis que le déficit extérieur est jugé "unique" par son ampleur...

Dès lors, deux orientations s'imposent. La première est de mettre fin à des constructions institutionnelles improductives.

La République serbe de Bosnie doit être rattachée à la Serbie. Jeffrey Kuhner, journaliste au Washington Times, a été l'un des premiers à le proposer en 2003. Il est improbable que la communauté internationale renie l'action menée dans ce pays depuis 1995, comme l'avait illustré l'effarante réponse à cette solution de la part du haut-représentant de l'époque, Paddy Ashdown. Celui-ci reconnaissait l'aspect artificiel de la Bosnie-Herzégovine, mais justifiait son existence en la comparant aux Etats-Unis ou à la Belgique...

La partie nord du Kosovo, où vivent les 100 000 Serbes restant dans la province, doit être rattachée à la Serbie, tandis que le reste de la province, exclusivement albanais, doit obtenir l'indépendance.

Quant au Monténégro, son droit à l'indépendance a de facto été reconnu par l'organisation du référendum du 21 mai. Ces solutions sont les seules qui assureraient la sécurité dans la région et qui créeraient ainsi les conditions d'un développement durable.

La deuxième orientation serait de rediriger puis d'augmenter l'aide à destination des pays ainsi créés. Il est absurde de les priver des moyens nécessaires à leur rattrapage, en réservant l'aide aux pays actuellement en voie d'accession. Ce faisant, on laisse subsister dans les Balkans une zone à la traîne, dont le coût à long terme pour l'Europe pourrait se révéler élevé. Il est urgent que l'UE comprenne que l'aide de court terme qu'elle continue à dispenser à ces pays pour leur reconstruction ne leur permet pas de combattre les innombrables problèmes auxquels ils sont confrontés.