Disparitions forcées en Chine : un système rodé et institutionnalisé

Quand des centaines de milliers de pratiquants du Falungong [une secte interdite en 1999, ndlr] faisaient l’objet de persécutions systématiques (camps de travail, disparitions forcées, tortures), la plupart des gens en Chine ont préféré rester silencieux. La plupart, sauf un avocat: Gao Zhisheng. Ce dernier a parcouru la Chine pour recueillir les témoignages et défendre les droits de ces croyants. Dès 2004, Me Gao a écrit plusieurs lettres ouvertes aux autorités chinoises, dénonçant la répression exercée contre les Falungong. Son courage et sa compassion lui ont valu respect et reconnaissance du grand public. En plus de nombreuses distinctions du milieu des droits humains, il a également été nominé à plusieurs reprises pour le prix Nobel de la paix.

En août 2006, Gao Zhisheng était enlevé pour la première fois. «Un jour, je marchais dehors, et alors que j’allais tourner au coin de la rue, environ six ou sept inconnus se sont dirigés vers moi. J’ai soudainement senti un coup violent sur ma nuque et je suis tombé tête la première sur le sol. Quelqu’un m’a attrapé les cheveux et on m’a tout de suite mis une capuche noire sur la tête. Quatre hommes munis de matraques électriques se sont mis à me frapper sur la tête et sur tout le corps. On n’entendait rien d’autre à part le bruit des coups et ma respiration saccadée. Je me tordais de douleur sur le sol, essayant de m’échapper en rampant. [L’un d’entre eux] m’a ensuite envoyé une décharge électrique sur les parties génitales. Je les suppliais d’arrêter, mais ça n’a servi qu’à les faire rire et me torturer de manière encore plus atroce».

Après cela, il a disparu et a été torturé de manière répétée et brutale.

Dans les treize années qui ont suivi son enlèvement, Me Gao n’a pas joui d’un seul jour de liberté : il était soit porté disparu, emprisonné ou en résidence surveillée. Quand il a enfin été vu de nouveau en public, il paraissait vieux et frêle, et avait perdu la plupart de ses dents. Mais il refusait de se rendre, croyant encore au pouvoir des droits humains et de la justice. Gao Zhisheng n’est pas l’un des avocats les plus courageux de Chine, il est le plus courageux.

Et en août 2017, il disparut à nouveau. Plus aucune nouvelle de lui depuis cette date.

Les disparitions forcées sont en roue libre en Chine. Le panchen-lama - deuxième chef spirituel le plus important pour les bouddhistes tibétains - a été enlevé par les autorités chinoises en 1995, alors qu’il n’avait que 6 ans. A ce jour, personne ne l’a plus revu, ce qui en fait peut-être la plus jeune victime de disparition forcée au monde. Après les troubles de juillet 2009 dans le Xinjiang, nombre de Ouïghours ont tout simplement disparu de la circulation.

Le Parti communiste chinois n’hésite ni à procéder à des enlèvements au-delà des frontières du pays ni à cibler des ressortissants d’autres pays. Ainsi, en 2015, les autorités chinoises ont enlevé Gui Minhai, écrivain et éditeur (il est par ailleurs citoyen de l’Union européenne grâce à sa nationalité suédoise), ainsi que son associé Lee Bo, ressortissant britannique. En 2017, l’homme d’affaires et milliardaire Xiao Jianhua, détenteur d’un passeport canadien, a disparu de sa chambre d’hôtel à Hongkong.

Or le gouvernement ne se contente pas de faire disparaître des groupes marginalisés, des dissidents politiques ou des voix critiques. En juillet 2018, Fan Bingbing, actrice chinoise connue sur la scène internationale, n’a soudainement plus donné signe de vie, ne faisant plus aucune apparition publique pendant plus de trois mois. Même les membres du parti ne sont pas à l’abri : Meng Hongwei, chef d’Interpol, organisation pourtant basée en France, et vice-ministre de la Justice chinois, qu’on aurait donc pu croire intouchable, a donné des nouvelles à sa femme pour la dernière fois en octobre 2018, avant d’être embarqué en détention lors d’un voyage de routine vers la Chine.

Il y a le shuanggui, pratiqué par le Comité disciplinaire du parti, et le liuzhi, de la Commission nationale de surveillance [des systèmes de détention arbitraire]. Il y a les «prisons noires» où croupissent des villageois ayant osé défendre leurs terres, et les «centres d’éducation juridique» ou autres «classes d’études» mises en place pour enfermer et laver le cerveau des croyants Falungong.

Objets de dénonciations de plus en plus nombreuses, y compris par la France, les «centres d’éducation et de transformation» pourraient détenir plus d’un million de Ouïghours et autres minorités musulmanes. Quel que soit le nom qu’elles portent, chacune de ces pratiques est la manifestation d’un système rodé de disparitions forcées, maintenu au plus grand mépris des standards internationaux des droits humains.

La Chine a refusé de ratifier la convention de l’ONU sur les disparitions forcées et a même été jusqu’à les légaliser grâce à de récents amendements à son code de procédure pénale. Comme le montre l’ouvrage The People’s Republic of the Disappeared («la République populaire des disparus», éditions Safeguard Defenders, 2017, non traduit), le recours à la «résidence surveillée en un lieu désigné», prévu par une disposition du code, s’est soldé par de graves abus contre des avocats, des activistes et défenseurs des droits humains et de simples citoyens. Dans la préface du livre, je qualifie cela d’«atrocités perpétrées au nom de la loi».

Je suis bien placé pour le savoir, en ayant moi-même fait les frais de ce système. A trois reprises, en 2008, 2011 et 2012, j’ai fait partie des dissidents politiques et avocats défenseurs des droits humains victimes de disparitions forcées. J’ai été mis au secret, la tête couverte par une capuche noire bloquant toute lumière, sans aucun moyen de savoir où je me trouvais, et soumis à des sévices physiques et psychologiques. Ma famille et mes amis aussi sont des victimes ; en un clin d’œil, j’avais disparu, sans qu’ils puissent savoir si j’étais en vie ou mort. Ils ont énormément souffert.

Même pour les personnes encore en liberté, les disparitions forcées ont de graves conséquences. Elles créent un climat de terreur. Si vous savez que l’Etat n’est lié par aucune loi et peut vous enlever à tout moment, n’importe où, quelles sont les chances que vous critiquiez ce même Etat en public ?

Le pouvoir chinois qui, comme tout régime autoritaire, est mû par une peur extrême de son propre peuple, a perfectionné cette tactique comme moyen de rester en place. Elle est en effet plus efficace que les détentions, les procès, les emprisonnements car elle se fonde sur cette vérité brute : personne, ni avocats, ni célébrités, ni hommes de foi, ni même les membres du gouvernement, n’est en sécurité.

Pourtant, il existe une autre vérité à laquelle de nombreuses personnes défendant les droits humains, dont je fais partie, croient : quand l’un d’entre nous n’est pas libre, aucun d’entre nous ne l’est. Quand on est prêt à sacrifier la liberté au profit d’une sécurité temporaire, on ne mérite et n’obtiendra ni l’une ni l’autre.

La communauté internationale ne peut rester les bras croisés ni s’imaginer qu’il est anodin de négocier avec le régime chinois, champion du totalitarisme high-tech.

Au vu du nombre si élevé de disparitions en Chine, l’esprit de résistance pour la défense des droits ne doit pas lui aussi disparaître.

Teng Biao , avocat, professeur et défenseur des droits humains en Chine.

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