Doit-on vraiment qualifier notre époque d’Anthropocène?

Doit-on vraiment qualifier notre époque d’Anthropocène?

L’«Anthropocène» est un nouvel intervalle de temps géologique proposé il y a une dizaine d’années par le chimiste et prix Nobel Paul Crutzen pour nommer notre époque. L’Anthropocène se caractérise par une activité humaine suffisamment importante pour qu’elle affecte l’écosystème terrestre de manière significative et durable. En cette période de préparation de la COP21 et d’interrogation sur nos capacités à maîtriser le réchauffement du climat, les débats autour du concept d’Anthropocène sont instructifs.

Techniquement, ces discussions ont lieu au sein d’un groupe de travail de la sous-commission du Quaternaire de l’Union internationale des sciences géologiques; elles doivent aboutir en 2016 à une proposition de définition de l’Anthropocène qui sera votée en commission. Une des difficultés majeures est de fixer le point de départ de la nouvelle époque: choisit-on une date «ancienne», comme la révolution néolithique qui fut à l’origine des premières modifications importantes de l’environnement par les humains ou une date récente, comme le début de la période industrielle au XVIIIe siècle ou même le début de l’ère atomique en 1945? Quel que soit le point d’origine retenu, la durée de cette période équivaut à un claquement de doigts si on la compare aux autres périodes géologiques qui découpent l’histoire de la Terre.

Paléontologue, je travaille sur des fossiles du Mésozoïque, l’«ère des dinosaures» qui s’étend de -252 à -66 millions d’années et dont les bornes sont marquées par deux des cinq extinctions de masse les plus importantes de l’histoire de la Terre. Ces extinctions ont causé la disparition de 75 à 80% des espèces. Leurs causes sont des catastrophes liées à de l’activité volcanique intense et, pour l’extinction qui clôt l’ère et provoqua la disparition des dinosaures, à une météorite. La durée des effets directs de ces catastrophes sur l’environnement, bien que difficile à estimer, s’étend certainement sur plusieurs dizaines de milliers d’années au bas mot.

Ainsi, les durées des événements qui marquent les bornes du Mésozoïque, des points quasiment sans épaisseur à l’échelle de l’histoire de la Terre, sont plus longues que la durée proposée pour l’Anthropocène depuis son origine, quelque qu’elle soit, jusqu’à nos jours. Cette constatation devrait rendre caduque la définition de l’Anthropocène en tant qu’époque, ou même étage, si l’on souhaite conserver une cohérence dans le système. Transformer, en les détournant, des concepts géologiques afin qu’ils permettent d’englober les caractéristiques de la crise en cours (crise dont les conséquences seront peut-être dramatiques mais qui appartient à une autre échelle de temps) n’apportera que confusion dans les débats.

Il ne s’agit pas de nier ici les effets que l’humanité a sur l’écosystème terrestre, sur son climat, sur l’érosion des continents ou sur la diminution de la biodiversité. Au contraire, caractériser notre période comme un étage géologique serait, à mon avis, donner aux bouleversements actuels une «ampleur géologique» qui n’aidera pas à les résoudre.

Représenté graphiquement sur une échelle de temps géologique, l’Anthropocène n’atteindra pas l’épaisseur du trait d’encre qui marque la limite entre deux étages géologiques conventionnels! Pour tenter une analogie historique, ce serait vouloir attribuer aux 30 premiers jours de présence de Christophe Colomb sur le continent américain une valeur correspondant à la période du Moyen-Âge prise dans son ensemble. Le premier mois de présence de Christophe Colomb aux Amériques a eu son importance dans la marche de l’histoire occidentale en tant que marqueur d’une rupture entre deux périodes historiques; il ne représente certainement pas une période historique à lui seul. Vouloir souligner l’importance des changements globaux des deux derniers siècles en les enfermant dans une époque équivalant, par exemple, aux 34 millions d’années qu’a duré le Crétacé supérieur est un mauvais projet; pour rendre compte de la réalité des événements, il serait scientifiquement plus juste et socio-politiquement plus utile de considérer les événements actuels comme une rupture, peut-être l’équivalent d’une limite entre deux étages géologiques. Mais la réalité de cette limite, que les géologues caractérisent généralement par des changements de faunes fossiles, ne pourra être démontrée que dans très longtemps.

À l’échelle des temps géologiques, l’impact de l’homme sur le système Terre risque d’être plus comparable à l’impact brutal d’une météorite qu’à la lente influence des cycles géologiques agissant sur des millions, voire des dizaines de millions d’années. Faisons en sorte maintenant d’amortir cet impact pour qu’il ne se transforme pas en catastrophe responsable d’une «Sixième Extinction».

Lionel Cavin est paléontologue et conservateur au Muséum d’histoire naturelle de la Ville de Genève.

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