Donald Trump à la Maison Blanche : Ubu président

L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis a non seulement consterné une grande partie du monde intellectuel, médiatique et politique de ce pays et du reste du monde, mais elle l’a désemparée. A l’indignation s’est ajoutée l’incompréhension. Pour décrypter l’événement, la plupart des commentateurs ont cherché à analyser le vote, c’est-à-dire à la fois le profil et les motivations de l’électorat du nouveau président. On a ainsi tantôt privilégié la dimension économique et sociale, en mettant en avant la frustration des milieux ouvriers blancs déclassés de la «Rust Belt» victimes de la désindustrialisation et de la mondialisation, tantôt invoqué la dimension culturelle et raciale, en soulignant le ressentiment de la population conservatrice du Midwest et du Sud à l’égard de minorités incarnées par la présence d’un Afro-Américain à la Maison Blanche qui bousculaient l’ordre symbolique de la société états-unienne.

On s’est, en revanche, moins interrogé sur le phénomène politique que représente l’élection de Trump, c’est-à-dire sur ce que révèle son intronisation dans les plus hautes fonctions de son pays. D’ailleurs, le jour même de l’annonce de la victoire du candidat républicain, un processus remarquable de normalisation s’est mis en marche, la plupart des journalistes et des élus affirmant qu’il fallait respecter le choix du peuple (nonobstant les trois millions de suffrages en plus obtenus par Hillary Clinton et les plus de six millions de personnes surtout noires et pauvres privées du droit de vote) et qu’on devait laisser au nouvel élu l’occasion de faire ses preuves (comme si son statut faisait de lui un autre homme que celui qu’on avait connu comme candidat). Le personnage infréquentable duquel on se gaussait hier était soudain devenu un homme respectable.

Les quelques tentatives pour interpréter le phénomène l’ont fait dans des catégories politiques traditionnelles sans prendre la mesure de son caractère sans précédent. On a beaucoup parlé de populisme, souvent du reste en établissant un parallèle avec Bernie Sanders, présenté comme son alter ego démocrate, ce qui révélait du même coup le médiocre pouvoir explicatif de cette lecture tant les styles et les programmes des deux hommes sont différents. On a parfois évoqué le spectre du fascisme, notamment dans les milieux académiques radicaux, en référence à la manière autoritaire et au discours nationaliste de Mussolini, mais on voit les limites de cette comparaison dans un pays où les règles formelles de la démocratie ne sont pas remises en cause. On a aussi voulu banaliser la séquence en cours, à l’étranger, en se concentrant sur les mesures économiques annoncées dans lesquelles on a vu un simple retour du protectionnisme, tel que le défend Theresa May en Grande-Bretagne. Bien qu’il y ait une part de vérité dans ces interprétations, aucune n’est toutefois capable de saisir ce qui se joue de radicalement singulier avec l’investiture de Trump.

A situation inédite, langage inédit. C’est bien dans un autre référentiel qu’il faut penser cette situation, et notamment pour mettre des mots sur ce désarroi des analystes qui oscillent entre accablement et incrédulité, désolation et raillerie, sentiment de révolte et choix de la dérision. Il y a quelque chose de tragicomique dans la manière d’être, de dire et de faire du nouveau président que le vocabulaire politique usuel ne sait nommer. Dès lors, dans la mesure où Trump est un homme de spectacle (il s’est rendu célèbre en présentant une émission de télé-réalité et l’on a affirmé qu’il gouvernerait le pays comme il avait animé ce jeu cruel) et où il a mené sa carrière politique en faisant de sa présence publique une performance (des meetings surchauffés de sa campagne aux petites phrases quotidiennes sur Twitter), c’est logiquement avec le langage du théâtre qu’il s’agit de rendre compte de ce que symbolise Trump. Et plutôt que dans la Résistible Ascension d’Arturo Ui, c’est dans Ubu roi qu’il faut chercher les clés de lecture du moment présent aux Etats-Unis. Le nouveau président est un personnage de Jarry plus encore que de Brecht.

Le grotesque, comme forme littéraire, est ce qui permet le mieux de rendre compte de cette figure politique simultanément inquiétante et risible, qui efface la distinction entre le tragique et le comique. Dans la farce ironiquement appelée «drame» telle qu’elle a été jouée en 1888, le père Ubu conquiert le pouvoir en assassinant le roi, puis l’exerce avec autant de violence que de bouffonnerie. Egocentrique, il ne pense qu’à son intérêt personnel. Malhonnête, il ne différencie pas les biens publics et ses affaires privées. Incompétent, il voit sans cesse ses décisions ineptes corrigées par son entourage. Vulgaire, il insulte tout un chacun jusqu’à son épouse. Brutal, il humilie ses sujets et élimine ses rivaux.

Faut-il alors rappeler que Trump a utilisé les ressources de son organisation dite caritative pour commander à un peintre son portrait grandeur nature, qu’il a refusé d’établir pendant la durée de son mandat présidentiel une séparation stricte entre son activité publique et ses affaires privées, qu’il se vante de donner de l’argent aux responsables politiques en attendant d’eux qu’en retour ils accèdent à ses demandes, qu’il a évité une enquête judiciaire sur les malversations de son université en effectuant un don à la procureure en charge du dossier, qu’il souffre selon son biographe d’un déficit d’attention qui ne lui permet pas de se concentrer plus de quelques minutes sur un sujet, qu’il délègue à ses proches et souvent à ses enfants l’étude des dossiers sur lesquels il doit prendre une décision, qu’il oblige ses collaborateurs à intervenir publiquement pour amender ses déclarations les plus choquantes ou incohérentes, qu’il se flatte que les femmes ne lui résistent pas lorsqu’il les saisit par le sexe et qu’il est de fait accusé de harcèlement sexuel, qu’il a mimé un journaliste handicapé pour le moquer devant une foule hilare et ironisé sur la douleur muette de la mère d’un soldat mort au combat, qu’il assimile les migrants mexicains à des violeurs, des dealers et des criminels et qu’il veut constituer un fichier des musulmans résidant aux Etats-Unis, enfin qu’il invite ses supporteurs à faire le coup-de-poing avec les activistes du mouvement Black Lives Matter et qu’il évoque «le bon temps» où les Noirs ne protestaient pas parce qu’ils savaient comment on les traiterait s’ils s’y risquaient ?

Insoucieux du bien commun, irrespectueux de ses concitoyens, inconvenant, irascible, impulsif, influençable, inculte - en un mot : ubuesque - l’homme qui va diriger le pays le plus puissant du monde est donc bien une figure du grotesque en politique. Il y a, certes, une différence entre la créature du Collège de Pataphysique et le nouveau président des Etats-Unis : la première est arrivée au pouvoir par la force, le second y est parvenu par les urnes. L’avenir dira s’il y a une autre différence entre eux : à la fin de la pièce, le personnage de fiction est chassé du pouvoir ; alors que s’accumulent les révélations compromettantes sur son double dans le monde réel, et notamment sur ses liens secrets avec des puissances étrangères qui conduisent un nombre croissant de députés à mettre en cause son élection et à boycotter son investiture, il n’est pas certain qu’il aille jusqu’au terme de son mandat.

De quoi Trump est-il donc le nom ? Ce qui trouble si profondément les analystes qui s’efforcent de répondre à cette question n’est ni la politique qu’il va mener, car elle se dessine clairement à travers les nominations des membres de son gouvernement ni l’électorat qui l’a porté au pouvoir, dont on saisit peu à peu les multiples logiques ayant présidé à son choix, mais l’homme lui-même. Au moment où il est officiellement investi, il n’est peut-être pas trop tard pour prendre au sérieux ce qu’il représente - fût-ce dans le registre du grotesque.

Didier Fassin, professeur de sciences sociales à l’Institut d’étude avancée de Princeton

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