Droites radicales versus politique libérale: un combat qui va durer

Fratelli D’Italia (FDI), un parti de droite radicale fondé en 2012 par Giorgia Meloni (dans le lignage du MSI, lui-même créé en 1946 par des anciens de la république de Salo), est arrivé largement en tête des élections générales du 25 septembre, porté par une coalition de partis dont l’ancienne Ligue du Nord, qui a longtemps défendu une ligne au moins aussi radicale. Deux semaines avant, les élections législatives suédoises avaient laissé ouverte la route du pouvoir à une probable coalition de droite où un parti d’extrême droite, les Démocrates de Suède , serait un acteur majeur.

Au cours des dix dernières années sont arrivés au pouvoir en Pologne et en Hongrie des gouvernements qui revendiquent nationalisme emphatique et conservatisme civilisationnel, qui préconisent aussi le retour à un Etat fort, surtout en matière de sécurité, prônant une politique de restriction, voire de suppression, de l’immigration. En Allemagne et en Espagne, les partis d’extrême droite, qui ont longtemps été quasi inexistants, sont aujourd’hui bien représentés avec respectivement 79 députés de l’AFD au Bundestag et 24 de Vox aux Cortes. Surtout, on ne saurait exclure que, dans les cinq ans qui viennent, aux Pays-Bas (avec le PVV de Geert Wilders) , en Belgique, voire en France, l’arrivée au pouvoir d’une droite radicale ne soit à l’ordre du jour.

Les droites radicales ont le vent en poupe. Et ni l’élection d’une présidente libérale en Slovaquie, ni le maintien au pouvoir depuis 2015 d’un gouvernement de gauche au Portugal, ni la réélection d’Emmanuel Macron en 2022, ni même la montée en puissance de l’Europe, unie face au Brexit puis inventive et déterminée lorsqu’il lui a fallu agir pour atténuer les conséquences de la crise sanitaire, ne peuvent suffire à rassurer.

Divergences. Certes, ces droites extrêmes ne sont pas en mesure d’orienter la politique européenne, n’ayant que 128 députés (sur 705) au Parlement européen et étant encore incapables de s’allier au sein d’un groupe unique, en raison surtout des fortes divergences qui existent entre elles sur les questions de la défense de l’Otan (forte chez Fratelli d’Italia et chez les Polonais, timide chez les autres), de la morale familiale (qui semble n’intéresser ni le RN ni les partis du Nord de l’Europe) ou de l’engagement de l’Etat dans l’économie et la vie sociale (fortement revendiqué par le RN, moins par les autres pays). Mais la nomination probable de Giorgia Meloni comme présidente du Conseil en Italie est un symptôme inquiétant pour l’avenir d’un projet européen inspiré par les valeurs de la démocratie libérale.

L’élection du 25 septembre a montré qu’un pays fondateur de l’Europe pouvait basculer. Nul ne pourra incriminer dans ce cas une intégration européenne trop vite faite ou un problème de périphérie. S’il est probable que le besoin qu’a l’Italie des fonds européens ainsi que l’actuelle politique de fragmentation menée par la BCE (pour limiter la spéculation dont seraient victimes les pays les plus endettés) auront pour effet de contraindre le nouveau gouvernement à jouer le jeu, ce dernier ne manquera pas à moyen terme de bloquer toute réforme des traités européens qui pourrait donner davantage de marges de manœuvre à l’Europe (entre autres, l’extension du nombre de domaines où le vote à majorité qualifiée se substituerait à l’unanimité).

Il est certain aussi qu’un gouvernement fondé autour des FDI continuera à attiser les braises d’un nationalisme des valeurs et des préférences nationales en reprochant à l’Europe son normativisme et sa définition de l’état de droit, qu’elle voudrait imposer à tous au mépris des valeurs et cultures nationales.

La faveur dont bénéficient les droites radicales est là pour durer. Elles ne sont pas arrivées au pouvoir en raison de circonstances imprévisibles ou d’accidents électoraux, au contraire, et ce constat témoigne de la constance d’une évolution qui sera difficile à enrayer.

Paupérisation. D’abord parce que la tendance à la radicalisation à droite est portée par des groupes sociaux bien identifiés (jeunes non diplômés, modestes travailleurs du privé, habitants des territoires ruraux ou à la périphérie des grandes villes). En général peu éduqués, non mobiles, dépassés par les évolutions technologiques, délaissés par l’action publique, ces groupes ont fait l’expérience de la paupérisation et de la disqualification sociale. Ils tiennent d’autant plus à leur culture et à leur mode de vie qu’ils se sentent menacés par l’immigration et un progressisme dogmatique sans rapport avec leurs conditions d’existence. La fracture entre il popolo/il palazzo, entre le peuple et les élites, alimente de façon la plus constante le discours de la droite radicale.

Ensuite, parce que les gouvernements de droite extrême qui affaiblissent les libertés publiques et le pluralisme politique se présentent tous comme la réponse politique la plus efficace à un monde instable qui exige des décisions rapides dans une mise en scène exaltée de l’autorité politique, des décisions surtout qui n’ont pas à se légitimer dans la formation de décisions éclairées et consensuelles, l’appel au peuple et la désignation des ennemis de l’intérieur suffisant à les justifier.

Ce double constat devrait être un coup de semonce pour les libéraux. Face à une insatisfaction sociale et un ressentiment bien ancré dans une partie de la population, le grand récit du libéralisme qui vante la conciliation des intérêts divergents risque bien d’être de plus en plus inaudible. Face aux menaces à venir qui appellent des décisions concentrées, voire expéditives, la démocratie libérale attachée à la délibération et aux contre-pouvoirs paraîtra toujours moins efficace que le populisme. Surtout quand ce sont les gouvernements libéraux eux-mêmes qui multiplient mesures d’urgence et état d’exception, en contournant le travail du Parlement et en personnalisant le pouvoir.

Une tâche colossale incombe aujourd’hui aux libéraux  : montrer que leurs idéaux, leurs valeurs sont toujours la meilleure façon de répondre aux difficultés du temps présent. Pour ce faire, ils devront s’engager dans une refondation du libéralisme, aujourd’hui nécessaire car l’avenir de nos libertés en dépend.

Monique Canto-Sperber, philosophe, est directrice de recherche au CNRS et présidente exécutive de la Fondation Events. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages et notamment de Une école qui peut mieux faire (Albin Michel, 2022).

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