Droits de l'homme en Turquie ? Pourrait mieux faire

La Turquie, qui est membre du Conseil de l'Europe depuis 1949 et qui a ratifié la Convention européenne des droits de l'homme en 1954, connaît encore des difficultés à se conformer à cette dernière. 1 676 arrêts de violations ont été rendus par la Cour européenne des droits de l'homme et, à ce jour, 12 029 requêtes sont encore pendantes. Les violations sont souvent graves : elles concernent les atteintes à la vie, l'interdiction de la torture et des traitements inhumains, l'habeas corpus, mais également la liberté d'expression ; cela reflète à quel point le respect de la Convention en Turquie demeure fragile.

Le problème réside dans la Constitution turque de 1982, notamment dans les dispositions se rapportant aux droits de l'homme, lesquelles portent l'empreinte de ses origines autoritaristes et militaristes. Il fallait donc la démocratiser. D'où un processus de réforme constitutionnelle et législative entamé en Turquie, notamment depuis 2001. Les modifications qu'il a entraînées et les neuf groupes de réformes constituent un important progrès pour l'Etat de droit et ont pour conséquences de très nettes améliorations du statut des libertés publiques. Ainsi, l'autorité de la législation internationale en matière de droits de l'homme s'est vue renforcée dans l'arsenal juridique turc.

La réforme de l'article 90 de la Constitution prévoit désormais la prééminence de la norme internationale sur la règle interne en cas de conflit. Cette mesure revêt une importance considérable dans le contexte de l'ouverture à l'Europe des droits de l'homme. Mais c'est justement sur ce point que les difficultés surgissent : en dépit de la révision des textes, perdurent souvent les interprétations restrictives. Le domaine de la liberté d'expression nous en fournit de nombreux exemples. Il est évident que la protection effective de la liberté d'expression, et particulièrement de la liberté de la presse, sera assurée par la législation et la pratique. Pourvu que l'on restreigne la marge d'appréciation laissée aux autorités nationales en la matière.

A cet égard, la pratique des procureurs de la République et des instances chargées de surveiller le monde intellectuel et médiatique demeure peu conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

Même si certaines modifications dans le cadre des réformes - par exemple l'abrogation de l'article 8 de la loi antiterroriste visant à la défense de l'unité indivisible de l'Etat, et la modification de l'article 7 de la même loi qui précise que seule "l'incitation à la violence" peut justifier une restriction de la liberté d'expression - ont réduit le nombre des condamnations de la Turquie prononcées au motif du respect de la liberté d'expression, le problème persiste du fait du maintien et de l'application de certaines dispositions.

L'article 301 du nouveau code pénal, qui sanctionne toute injure proférée à l'encontre de la nation turque (auparavant, y figurait la notion de "turquicité") même modifié, continue d'être une source ambiguë pour les critères de la Cour européenne des droits de l'homme (eu égard à l'article 10 de la Convention qui garantit la liberté d'expression). Ainsi, l'article 216 du code évoque-t-il le "danger évident et proche" à propos des incitations à l'hostilité et à la haine. Le terme "danger proche" a été délibérément préféré à celui de "danger immédiat" ou "présent" utilisé par la Cour suprême américaine, sans doute parce qu'il confère une marge d'appréciation plus large aux procureurs.

Ces articles sont toujours utilisés pour poursuivre les journalistes, éditeurs ou professeurs manifestant en public des opinions non violentes. Cette situation explique, malgré les réformes constitutionnelles et législatives, le grand nombre de requêtes en cours devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Les juridictions turques, dont l'existence découlait des principes constitutionnels restrictifs, devraient s'orienter vers l'autorité du droit de la Convention qui avait déjà sa base juridique dans la Constitution. Par l'interprétation conforme à la Convention, même les dispositions peu propices à une protection efficace des droits de l'homme dans une société démocratique peuvent être appliquées dans le sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Mais, bien évidemment, pour cela une autre logique s'impose.

Isil Karakas, juge à la Cour européenne des droits de l'homme élue au titre de la Turquie.