Droits de l’homme : enfin « un devoir de vigilance pour les entreprises transnationales »

Dès les années 1970, l’implication d’entreprises transnationales dans des violations des droits de l’homme, pendant le régime de Pinochet ou l’apartheid, avait soulevé la question de savoir comment responsabiliser les quelque 7 000 entreprises transnationales qui existaient alors.

Elles sont désormais plus de 100 000, dont la sphère d’influence s’étend à quelque 900 000 entreprises qui se livrent à une concurrence féroce. Responsabiliser ces géants économiques privés devient un enjeu prioritaire de la gouvernance mondiale, sur lequel on aimerait d’ailleurs mieux connaître les engagements des candidats aux élections présidentielles.

Une avancée majeure

La loi sur le « devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », doit être saluée comme une avancée majeure. Elle vient d’être votée par le parlement français après un processus législatif long et mouvementé. Pourtant, les adversaires de cette loi ont saisi le Conseil constitutionnel, certains considérant que ce texte serait incompatible avec le principe de la liberté d’entreprendre, sur lequel le Conseil constitutionnel français avait fondé la censure en décembre 2016 de la loi Sapin II (reporting public pays par pays visant à limiter les pratiques dites d’optimisation fiscale des transnationales).

Quand il s’agit de prévenir des violations des droits humains particulièrement graves, opposer la liberté d’entreprendre au devoir de vigilance aboutirait à placer le droit au service des seuls intérêts économiques. A ce grave recul par rapport à la légitimité éthique s’ajouterait, du point de vue de l’efficacité empirique, un véritable déni de réalité devant l’ampleur des mutations en cours.

Dans un monde interdépendant, où ni les flux économiques et financiers, ni les risques environnementaux, sanitaires ou sociaux, ni les crimes transnationaux, ne s’arrêtent aux frontières des Etats, il faut en effet résoudre deux difficultés propres au caractère « trans » national des entreprises.

D’une part leur ubiquité, qui facilite le déplacement des activités en fonction des législations les plus favorables, tandis que les Etats, dits souverains, sont tenus par le principe de territorialité qui arrête la souveraineté aux frontières.

D’autre part leur organisation réticulaire, qui empêche d’identifier les responsables, protégés par l’opacité de la chaîne des valeurs.

Amende maximum de 10 millions d’euros

Un début de réponse devait venir de divers codes de conduite, règles éthiques et principes directeurs. Mais il s’agit d’un droit que l’on appelle soft, à la fois flou, mou et doux (imprécis, facultatif et non sanctionné). En revanche la résistance est si forte qu’aucune des tentatives pour adopter un instrument international de hard law (précis, obligatoire et contraignant) n’a pu aboutir.

Or la nouveauté de la loi est d’imposer le devoir de vigilance à l’égard des filiales, sous-traitants et fournisseurs avec lesquels une société entretient des relations commerciales établies, en combinant soft et hard law, afin d’établir une cartographie des risques et des procédures de suivi permettant d’identifier les responsables tout au long de la chaîne de valeur.

Dans le prolongement des engagements volontaires des entreprises, le nouveau texte met en place un dispositif préventif fondé sur un plan de vigilance qui doit comprendre des actions de prévention et d’atténuation des risques, des mécanismes d’alerte et d’évaluation de la mise en œuvre. Au cas de défaut de plan de vigilance, la loi prévoit des sanctions : le juge peut enjoindre aux sociétés défaillantes, y compris sous astreinte, de se conformer à l’obligation de vigilance.

Il peut assortir sa décision d’une amende civile au maximum de 10 millions d’euros. En cas de dommage dont la survenance aurait pu être évitée par la mise en place d’un plan de vigilance, le juge peut multiplier par trois le montant de l’amende. Ce dispositif inscrit dans le code de commerce semble assez précis et mesuré pour assurer le respect de la légalité des délits et de la proportionnalité des sanctions, questions d’ailleurs soumises au conseil constitutionnel.

Rééquilibrage

En Europe, cette loi pourrait amorcer une harmonisation des droits, au même titre que la loi française sur les nouvelles régulations économiques et la loi dite Grenelle II, qui avaient joué un rôle moteur dans l’adoption de la directive du 22 octobre 2014 sur la publication d’informations non financières. Le Parlement européen a déjà souligné le 20 février 2015 l’importance du devoir de « diligence » des entreprises et invité la Commission à intervenir en la matière.

A l’échelle mondiale, le texte peut même s’étendre à toute société qui emploie « au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger » (art. L 225-102-4, code de commerce). Alors que la gouvernance actuelle est assurée en pratique par l’application extraterritoriale des législations américaines et britanniques, l’extension du droit français, voire européen, devrait contribuer à un rééquilibrage.

Il ne s’agit que d’une étape, mais à défaut de gouvernance mondiale supra étatique, elle est nécessaire pour lancer une nouvelle dynamique et responsabiliser de façon plus équitable et plus efficace les titulaires d’un pouvoir global. Face à la montée en puissance des acteurs privés et des risques découlant de leurs activités, il est temps que les Etats réaffirment leur rôle, en passant d’une souveraineté solitaire (limitée à la défense des intérêts nationaux) à une souveraineté solidaire (étendue à la défense des intérêts mondiaux).

En imposant enfin un devoir de vigilance pour les entreprises transnationales, ils ouvriraient une voie permettant d’éviter à la fois le grand désordre et la dictature des superpuissances.

Par Mireille Delmas-Marty (membre de l’Institut, professeur émérite au Collège de France) et Kathia Martin-Chenut (chercheur au CNRS, UMR ISJPS)

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