Du risque d’oublier l’Ukraine…

A Kiev, une exposition d’armes et d’engins de défense. © SERGEI SUPINSKY
A Kiev, une exposition d’armes et d’engins de défense. © SERGEI SUPINSKY

La réaction russe en Ukraine serait le résultat d’une incursion des Occidentaux dans le pré carré du Kremlin, selon une conception répandue. À la condamnation de cette «faute», s’ajoute l’indifférence pour un conflit perçu comme lointain. Le tout débouche sur la tentation d’abandonner la Crimée, d’oublier le Donbass et de passer à des questions «plus importantes» – par exemple la crise des migrants.

Le rôle de l’Ukraine

Le problème de cette grille de lecture est qu’elle passe sous silence le rôle du principal protagoniste – l’Ukraine, plus vaste pays du continent hors Russie, peuplé de 45 millions d’habitants.

Par ailleurs, elle sous-estime gravement le risque que court l’Europe: celui de la déstabilisation liée à l’absence d’une perspective de modernisation qui mette fin au marasme post-soviétique, en Russie comme en Ukraine. Ce risque est à vrai dire déjà matérialisé en partie.

C’est un aspect des choses que le discours du Kremlin sur le soi-disant «rétablissement de la puissance russe» et sa «prééminence morale» face à un Occident «décadent» ont pour fonction d’occulter.

Une tradition étatique qui ignore la responsabilité des gouvernants

Or on ne peut ignorer le délabrement institutionnel qui affecte les États issus de la chute de l’URSS, en relation avec une tradition étatique qui ignore la responsabilité des gouvernants devant le corps social et la séparation des pouvoirs.

Qu’il s’agisse de santé, de justice, de police ou d’éducation, c’est à un État prédateur et inefficace que sont confrontées les populations, avec des conséquences sanitaires et économiques visibles.

À ce discrédit des services publics s’ajoute la légitimité douteuse des milieux d’affaires, dont la fortune provient bien souvent de l’accaparement de la propriété socialiste au moyen de la loi du plus fort.

Un Kremlin fondamentalement conservateur

En bref, la légitimité des élites est des plus fragiles dans la zone considérée; face à ce constat, le choix du Kremlin, fondamentalement conservateur, est de maintenir les situations acquises, et de faire diversion avec une mise en scène nationaliste et militariste.

La révolution ukrainienne de 2014, dont on comprend bien les ressorts à la lumière de ce qui précède, entre en contradiction frontale avec ce conservatisme sans issue.

L’annexion de la Crimée permet à la fois à Vladimir Poutine d’alimenter sa geste nationaliste (aux dépens des Ukrainiens mais surtout des Tatars, qui sont les véritables autochtones); elle permet aussi de masquer au public russe l’éviction de Viktor Yanoukovitch, qui pourrait être dangereusement contagieuse, en raison de la similarité des situations.

Cet arrière-plan explique aussi l’acharnement avec lequel le Kremlin s’attache jusqu’à aujourd’hui à déstabiliser l’Ukraine. Il n’aurait jamais été question de guerre dans le Donbass sans l’implication massive de la Russie (troupes, armements et services secrets).

Les russophones d’Ukraine sont-ils pro-russes?

Cette pression semble bien avoir pour résultat la consolidation de la nation ukrainienne, au détriment de Moscou. Quoi qu’en dise la propagande, les russophones d’Ukraine ne sont, dans leur grande majorité, ni pro-russes, ni séparatistes. Et malgré des conditions difficiles, le mouvement de modernisation de la vie politique s’observe dans l’Est comme ailleurs dans le pays.

Au total, on peut convenir que les Occidentaux ont manqué d’inspiration à plusieurs reprises vis-à-vis de la Russie (négligence à l’égard de ses intérêts au Moyen-Orient, aveuglement dans la gestion de l’accord d’association avec l’Ukraine, etc.). On ne peut pour autant parler, avant 2014, d’une pression militaire de l’OTAN sur la Russie – on voit bien aujourd’hui combien ladite pression peine à se mettre en place.

Au-delà des considérations géopolitiques, le moteur de la crise est à chercher dans le blocage interne que la révolution ukrainienne met en lumière, et qui est à la source de la tentation russe de la fuite en avant.

Ladite crise ne concerne pas que l’Ukraine: à défaut de se moderniser, Moscou cherche à affaiblir l’Europe, comme le montrent l’agressivité de son armée en Baltique et mer du Nord, la collusion de ses services secrets avec l’extrême droite européenne et leur intervention massive sur les réseaux sociaux. C’est à un voisin instable et agressif que nous avons affaire.

Laurent Chamontin né en 1964, est diplômé de l’École Polytechnique (France). Il a vécu et voyagé dans l’ex-URSS. Il est l’auteur de L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe (préface d’Isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014) et d’Ukraine et Russie: pour comprendre – retour de Marioupol (publié par www.diploweb.com – 2016).

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