Dans l'un de ses plus fameux récits oulipiens, Georges Perec avait fait disparaître la lettre E. Aujourd'hui, c'est la voyelle elle-même qui, prononcée à l'anglaise, semble tenir sa revanche, en prenant l'ascendant sur le livre. Elle serait devenue l'attribut incontournable de toutes ses manifestations (e-reader, e-book et e-book store, e-library), de sorte que c'est désormais le livre lui-même qui, chargé de ce préfixe, semble voué à disparaître comme objet de savoir, de désir et de partage.
La grande photographie du Kindle d'Amazon reproduite en "une" du Monde (18-19 octobre) fait ainsi l'effet d'un trompe-l'oeil. Et le corridor qui mène à l'économie numérique du livre semble plus que jamais flanqué d'un décor à la Potemkine. On y rencontre des experts de toutes sortes qui se réclament de la Bible de Gutenberg et de l'italique d'Alde Manuce pour vendre à grand prix leur triste révolution numérique. Quel cynisme ! Ouvrons les yeux : c'est la grande braderie du numérique. Tout doit disparaître ! Le droit moral des auteurs et la reconnaissance de leur apport singulier dans la bruyante machinerie collaborative, l'intégrité des oeuvres, les savoir-faire éditoriaux et les pratiques documentaires qui définissent notre rapport anthropologique au savoir et à l'imaginaire et fondent l'inestimable valeur d'usage du livre. Tout cela doit-il être vendu à l'encan ?
Sans craindre que les cent quarante caractères imposés par Twitter ne viennent inhiber le lecteur d'une "Pléiade" de 2 500 000 signes, on peut s'interroger sur les conséquences de l'absence d'une véritable pratique de l'écriture, sur la disparition des correspondances et du temps de lecture qui leur est consacré.
Cette folle course contre la montre qui s'est engagée en matière de numérisation ne semble pas uniquement motivée par l'urgence nouvelle qu'il y aurait à rendre disponible au monde entier le patrimoine universel de nos bibliothèques. Je ne crois pas à la sincérité ni à la bienveillance de ceux qui en ont pris l'initiative. Il s'agit plutôt de prendre les acteurs traditionnels de court, en faisant passer de justes préoccupations pour des combats d'arrière-garde et des précautions de fâcheux emperruqués. La mort annoncée du livre papier est instrumentalisée pour imposer à la hâte les règles qui régiront demain la création. Quitte à passer un peu vite sur la qualité de ce que l'on propose dans l'immédiat, quitte à s'approprier le bien d'autrui sous couvert de fair use, quitte encore à vendre à perte, le temps de s'installer confortablement en territoire conquis.
C'est à celui qui prendra le premier l'ascendant, en imposant son lecteur, son format, son réseau, sa boutique, ses prix, son moteur, sa bibliothèque. Tout volatile qu'il soit, le cloud computing qui déporte vers des serveurs tiers les bibliothèques numériques, et qui sous-tend la distribution du livre considéré non comme objet mais comme service, appartient à la sphère économique ; mais cette logique d'accès ne doit pas exclure le respect des droits de l'auteur et du lecteur. C'est ce que semblent oublier ceux qui, aujourd'hui, jouent les gros bras en gonflant leur bande passante ; et qui, d'abord désintéressés, se disent déjà ouverts à gérer pour tout un chacun l'accès universel au savoir, premier temps d'une dérive monopolistique programmée...
La numérisation du patrimoine écrit est une nécessité, nul ne peut aujourd'hui le contester. Les éditeurs en ont bien conscience et ont pris l'initiative, en réfléchissant notamment aux conditions d'interopérabilité et d'attractivité de leur offre. Ils souhaitent, avec les auteurs, mettre en place un système souple permettant à tous les acteurs du livre de rester solidairement dans le jeu. L'économie du livre numérique est encore plus qu'incertaine, il faut se garder de toute rigidité. Surtout quand on nous annonce, du côté des opérateurs de téléphonie mobile, des droits d'octroi qui en disent long sur l'idée que ceux-ci se font de la création. A vouloir se précipiter dans leurs bras, on risque l'étouffement.
Ces temps-ci, on reproche aux éditeurs d'arriver dans le désordre, en multipliant le nombre de plates-formes de distribution. Mais on se trompe de cible : il s'agit, au contraire, d'une précaution élémentaire, légitimée par un siècle et demi de pratiques éditoriales. L'alternative, en matière de distribution, est salutaire, même au plan national. On doit se féliciter de l'existence de ces entrepôts mutualisés, comme Eden-Livres (créé par Gallimard, Flammarion et La Martinière). Ils n'empêchent nullement de chercher en même temps à favoriser un accès simplifié et exhaustif à l'offre numérique, auprès du plus grand nombre de revendeurs et sans exclusive. L'interprofession peut et doit jouer ce rôle, avec des outils comme Electre ou Dilicom. L'édition française a besoin de ce "hub" : elle s'en dotera très vite.
Dans cette perspective, il est urgent que les éditeurs puissent être assurés de la maîtrise des prix et des fichiers dans l'univers numérique ; il est urgent que le livre dématérialisé puisse bénéficier d'une TVA réduite. Il faut aussi veiller à ce que l'économie du numérique ne vienne pas mettre en cause les équilibres que la loi sur le prix unique a permis de tenir, en particulier la pluralité des réseaux de vente. Il semble que ni Bercy ni Bruxelles ne partagent une telle lecture de ces enjeux. C'est une faute grave : faut-il considérer que le taux de TVA réduit, adopté pour le livre traditionnel, vise à protéger le papier et non les oeuvres elles-mêmes ?
On sait enfin que la tentation est grande de confier à des partenaires privés (partenaires aujourd'hui... mais demain ?) le soin de numériser nos collections patrimoniales. Mais dans quelles conditions ? Ces clauses de confidentialité qu'impose Google aux institutions qui lui confient cette tâche tranchent curieusement avec cet esprit de transparence que donne à voir la firme californienne. Et il n'est guère acceptable qu'une bibliothèque classée comme celle de la ville de Lyon ait pu ainsi accepter de faire la courte échelle à Google, au prétexte qu'une institution moderne doit être numérique, coûte que coûte. Voilà une docilité bien coupable, sur laquelle la création de Google Editions fait porter une lumière inquiétante.
Il faut à tout prix que cette période de grandes transformations techniques et culturelles (?), où il est encore temps d'agir, ne soit pas celle des décisions absurdes et irrévocables.
Antoine Gallimard, PDG des éditions Gallimard.