Par Kevin Watkins, directeur du bureau du Pnud chargé d'établir le rapport mondial sur le développe-ment humain (LIBERATION, 25/03/06):
Soyons honnêtes. Personne n'a vraiment entamé «la journée de l'eau» en parcourant 1,5 kilomètre pour aller chercher au ruisseau la provision quotidienne en eau d'une famille. Aucun d'entre nous n'a subi l'affront d'avoir à utiliser un champ, le bas-côté de la route ou un sac en plastique pour faire ses besoins. Et nos enfants ne meurent pas faute de disposer d'un verre d'eau potable, de sanitaires et d'égouts.
Cela pourrait expliquer notre vision étroite de la «crise de l'eau». Le niveau du réservoir en baisse, un saut d'humeur à propos de compteurs d'eau obligatoires et un ministre qui demande qu'on tire la chasse d'eau moins souvent et qu'on abandonne le bain au profit d'une douche rapide suffisent à constituer à nos yeux une urgence. Retenez la une, il se peut qu'il y ait une interdiction d'arroser dans plusieurs régions d'Europe !
En vingt-quatre heures, la diarrhée provoquée par l'eau non potable et l'absence de sanitaires entraîne le décès de quelque 4 000 enfants. Le bilan annuel de cette catastrophe humanitaire implacable est supérieur à la population de Birmingham. L'eau sale représente une plus grande menace pour la vie humaine que la guerre ou le terrorisme. Dans les pays riches pourtant, ce problème est rarement mentionné dans les débats publics.
Eviter la mort des enfants n'est que la partie visible de l'iceberg. A tout moment, près de la moitié de la population du monde en développement souffre de maladies liées à l'eau. Ces maladies minent leur santé, détruisent leurs moyens de subsistance et les empêchent de s'éduquer : c'est à cause d'elles que 400 millions de journées d'école sont perdues chaque année.
Les statistiques qui se cachent derrière cette crise brossent un sombre tableau de la situation. Au début du XXIe siècle, tandis que l'économie mondiale est en pleine croissance, environ 2,6 milliards de personnes n'ont pas même accès aux latrines. Plus d'un milliard de personnes n'ont pas de source d'eau potable. Les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) comprennent un engagement visant à réduire de moitié d'ici à 2015 la proportion de personnes qui n'ont pas accès à l'eau potable, mais le monde a tragiquement oublié cette promesse.
Un accès inégal à l'eau illustre avec force les grandes disparités qui divisent notre monde. En Grande-Bretagne, en situation de pluie, d'inondations ou de sécheresse, chaque personne utilise en moyenne 160 litres d'eau potable par jour. Dans les régions rurales du Mozambique ou de l'Ethiopie, les populations utilisent ce que les femmes et les jeunes filles rapportent des rivières et des lacs, c'est-à-dire environ 5 à10 litres par jour pour chaque membre de la famille. L'image symbolique de femmes transportant de l'eau reflète une réalité plus brutale. Essayez donc de transporter un jerrycan de 20 litres d'eau, qui pèse environ 25 kg sur 6,5 kilomètres et sous un soleil de plomb.
L'écart en matière d'assainissement mondial est encore plus accablant. Ceux d'entre vous qui ont vu The Constant Gardner se souviendront du bidonville poignant et haut en couleur visité par Rachel Weisz. Il s'agit de Kibera. Avec une population de 750 000 habitants, c'est une des nombreuses zones d'habitat spontané en Afrique. Elle représente un quart des habitants de la capitale kenyane, Nairobi. Plus de 90 % des habitants n'ont pas accès aux latrines, d'où un phénomène qu'on ne voit pas dans le film : la «toilette volante». Les habitants n'ont d'autre option que de faire leurs besoins dans des sacs en plastique qu'ils jettent dans la rue ou dans des fossés, avec des conséquences terrifiantes pour la santé publique.
Kibera est un microcosme de ce qui se passe dans les pays en développement. En raison d'une urbanisation rapide et d'une infrastructure défaillante en eau et en assainissement dans des villes telles que Djakarta, Manille, Nairobi et Lagos, des millions de gens désespérément pauvres vivent dans des taudis surpeuplés, avec la menace constante d'une eau infectée par les excréments humains.
Qui plus est, les pauvres paient leur eau plus cher que les riches. A Kibera, on paie trois fois plus par unité d'eau qu'à Manhattan ou à Londres et dix fois plus que dans les quartiers aisés de Nairobi. Ces mêmes schémas se retrouvent dans toutes les villes du monde en développement. La raison en est que les compagnies de distribution d'eau approvisionnent leurs clients aisés en eau subventionnée et bon marché, laquelle ne parvient que rarement aux clients pauvres. La plupart des habitants des taudis ont donc le choix entre acheter de l'eau très chère à des intermédiaires privés ou se rendre au ruisseau le plus proche.
Combler les inégalités de l'accès à l'eau et à l'assainissement est une cause qui unit les impératifs moraux au bon sens économique. Pour réaliser la cible de l'OMD, il faudrait débourser environ 4 milliards de dollars par an durant la prochaine décennie. Pour vous donner une idée, cela représente à peu près ce que l'Europe et les Etats-Unis dépensent en eau minérale en bouteille en un mois. Pour expliquer la chose différemment, commencer à éliminer une des principales causes de la mortalité infantile évitable coûterait moins qu'un produit design qui n'entraîne aucun gain tangible en matière de santé. Pour chaque dollar US investi, on pourrait en générer 3 ou 4 supplémentaires en économisant sur les dépenses de santé et en accroissant la productivité. Sur le plan des investissements, cette solution est d'une simplicité désarmante.
Mais pourquoi les progrès sont-ils donc si lents ? En partie, bien sûr, parce qu'il s'agit d'une crise qui concerne avant tout les pauvres. Trop souvent, les gouvernements d'Afrique subsaharienne et des autres pays préfèrent subventionner l'eau pour les riches, plutôt que de fournir un accès universel aux pauvres. La faible priorité attachée à l'eau et à l'assainissement se reflète dans les budgets nationaux et plus précisément dans le sous-financement chronique des infrastructures.
Les donateurs ont également fourni une aide insuffisante. Même en accroissant le financement interne et en améliorant la gouvernance sur le plan de la distribution de l'eau, les pays les plus pauvres ont besoin d'un accroissement important du financement externe. Elargir l'infrastructure en eau et en assainissement nécessite de vastes investissements payés d'avance, ainsi que des périodes de remboursement d'au moins vingt ans. Pourtant, la part d'aide consacrée à ces secteurs (ajustée par rapport à l'inévitable mouvement vers l'Irak) a été réduite de moitié et a baissé en termes réels depuis 1997. Les flux d'aide sont faiblement liés aux besoins, ce qui ne fait qu'aggraver la situation. L'Afrique subsaharienne fait face aux plus grands écarts sur le plan du financement, mais la région ne reçoit que 15 % d'aide.
Les débats stériles sur «l'offre publique vs l'offre privée» ne contribuent pas à faire avancer les choses. La privatisation n'est pas une solution magique, bien que dans certains cas, le secteur privé soit en mesure de fournir les services requis et d'accroître leur efficacité. Inversement, les échecs et le sous-financement dans le secteur public forcent déjà les pauvres à s'approvisionner en eau sur le marché privé, avec des conséquences désastreuses.
L'eau n'est pas un produit de base comme un autre. Elle est la source de la vie, de la dignité et de l'égalité des chances, ce qui explique pourquoi elle est trop importante pour être laissée au marché ; ce sont les gouvernements qui ont la responsabilité ultime d'en élargir l'accès. Les besoins de l'homme, quel que soit son pouvoir d'achat, doivent être le principe directeur. L'Afrique du Sud a montré la voie en introduisant une législation exigeant que tous les fournisseurs, publics et privés, prodiguent une quantité minime d'eau gratuite. Au Sénégal et à Manille, de nouvelles formes de partenariats entre les secteurs public et privé accroissent l'accès aux pauvres en imposant de petites surcharges aux riches. La redistribution est peut-être démodée ces jours-ci. Mais le fait de convertir des subventions d'eau publique pour les riches en investissements publics pour les pauvres permettrait d'accélérer le progrès et de surmonter les inégalités criantes qui existent dans tant de pays.
Il nous faut avant tout une direction politique. En Grande-Bretagne, la crise de l'eau et de l'assainissement au XIXe siècle a donné naissance à de nouvelles coalitions politiques puissantes réunissant les municipalités, les industriels et les réformateurs sociaux. Ces coalitions ont créé une force capable de générer des changements, ouvrant la voie à d'énormes investissements publics et à des systèmes de gouvernance nouveaux. Ainsi, le devoir civique, l'intérêt personnel économique et la moralité se sont associés pour transformer l'eau et l'assainissement en cause nationale.
Aujourd'hui, de nouveaux mouvements sociaux et des partenariats entre les gouvernements et la société civile commencent à s'impliquer dans cette crise. Ils ont besoin d'être renforcés et approfondis. Mais nous avons aussi besoin d'une direction mondiale et d'un débat public informé dans les pays riches, afin d'inscrire l'eau et l'assainissement à l'ordre du jour en matière d'aide.
Bon, peut-être devrions-nous prendre moins de bains et être plus économes dans notre utilisation des tuyaux d'arrosage. Mais le plus important est de ne pas tolérer un monde dans lequel plus d'un million d'enfants sont, littéralement, en train de mourir faute d'un verre d'eau potable ou de sanitaires.