Economiquement, la Syrie ne tient plus qu’à un fil

A Harasta, dans la banlieue de Damas, le 1er avril 2025. OMAR SANADIKI / AP
A Harasta, dans la banlieue de Damas, le 1er avril 2025. OMAR SANADIKI / AP

Un matin de ce mois de mars, avant un rendez-vous dans la vieille ville de Damas, je croise un jeune garçon d’une douzaine d’années, accompagné d’un adulte. Il me demande de l’argent pour manger. La méfiance est bien présente, tant les histoires d’enfants exploités par des réseaux criminels pour mendier sont connues. Mais je ne peux m’empêcher de répondre à la détresse dans son regard. Je lui tends quelques billets de 5 000 livres syriennes, l’équivalent de quelques euros, de quoi acheter du pain pour quelques jours pour une famille. Je l’observe quelques instants après lui avoir donné l’argent. Il reprend son chemin en prenant affectueusement la main de l’adulte, qui ne peut être que son père. Jamais auparavant je n’avais été témoin d’une telle scène en Syrie. J’imagine la douleur de ce père, contraint de voir son enfant mendier pour la survie des siens.

Cette scène est aujourd’hui d’une extrême banalité en Syrie. Le soulagement provoqué par la chute du « boucher de Damas », la joie ressentie par de nombreux Syriens, notamment les exilés dont je faisais partie, ne doivent pas masquer cette douloureuse réalité : le pays est à l’agonie.

Bachar Al-Assad a détruit et brûlé tout ce qui pouvait l’être, pillé les réserves de la banque centrale avant de fuir en Russie. Les infrastructures essentielles sont totalement dysfonctionnelles, voire inexistantes. L’électricité n’est disponible que quelques heures par jour, l’eau quelques heures par semaine. Certaines anciennes localités rebelles sont détruites à un tel point qu’une réhabilitation semble impossible. Les écoles et les hôpitaux, quand ils ne sont pas détruits, manquent de tout, et de personnel et de cadres qualifiés.

Le long de la route vers la province druze de Souweïda, les câbles des lignes à haute tension ont été volés par diverses milices, et les arbres abattus pour servir de bois de chauffage. Le réchauffement climatique accélère l’avancée du désert, un phénomène perceptible pour ceux qui connaissent bien la région. La sécheresse qui sévit cette année empêche l’arrivée du printemps et de sa beauté. Les rares agriculteurs et éleveurs qui subsistent, ou tentent de relancer leur activité, risquent de ne pas survivre à cette saison. Cette situation accroît les menaces pesant sur une population déjà éprouvée par une économie en ruine. La pauvreté est omniprésente, elle se lit sur les visages d’hommes et de femmes épuisés par des années de guerre.

Les caisses sont vides

Mais aujourd’hui, les caisses de l’Etat sont vides. L’économie ne peut redémarrer sans investissements majeurs dans les infrastructures. La levée temporaire des sanctions par l’Union européenne n’est pas suffisante : l’investissement privé nécessite une visibilité à long terme pour s’engager. Lors de la conférence de Bruxelles, le 17 mars, les donateurs ont promis 5,8 milliards d’euros d’aide – un montant inférieur aux engagements précédents, en raison notamment de l’absence des Etats-Unis après l’arrêt de l’Usaid. Il est à noter que ces fonds profiteront en grande partie aux agences onusiennes et aux pays voisins accueillant des réfugiés syriens, ce qui reste bien en deçà des besoins humanitaires essentiels des Syriens.

Quant aux Etats-Unis, ils maintiennent les sanctions sur la banque centrale syrienne, empêchant tout transfert d’argent. L’administration Trump a ainsi bloqué la prise en charge des salaires des fonctionnaires syriens par le Qatar. Ce blocage semble dissimuler un accord plus large, probablement lié à la déportation des habitants de Gaza vers des contrées éloignées des territoires palestiniens.

Cet environnement géopolitique n’est guère favorable à l’amorce d’une véritable réconciliation nationale en Syrie. Les massacres ciblant la communauté alaouite entre le 6 et le 9 mars sont la conséquence d’une tension extrême, nourrie par près de quatorze années de crimes contre l’humanité et d’instrumentalisation de la haine communautaire par Assad. Ces tensions peuvent facilement être exploitées par divers acteurs : le Hezbollah, Israël, les anciens cadres du régime Assad ou encore le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). C’est d’ailleurs déjà le cas. Les réseaux sociaux sont saturés de « fake news », propageant des contenus haineux à caractère ethnique ou communautaire. Il est important de rappeler que ces massacres ont éclaté après que des miliciens pro-Assad ont exécuté plus d’une centaine d’agents des forces de sécurité de l’actuel gouvernement. La désinformation massive a un impact direct sur une population privée d’électricité, dont la principale source d’information reste les réseaux sociaux, sur les téléphones.

A cela s’ajoute un gouvernement qui, pour l’instant, ne fait pas preuve d’ouverture, et semble chercher à accaparer l’appareil d’État pour renforcer le pouvoir d’HTC (Organisation de libération du Levant, ancienne branche d’Al-Qaida en Syrie) et de son chef, Ahmed Al-Charaa.

Les moyens de la survie

Ces inquiétudes concernant le pouvoir actuel ne doivent pas faire obstacle à la reconstruction du pays. Il est impératif de permettre les transferts de fonds pour relancer l’économie syrienne et sortir la population de l’extrême pauvreté. Si les Syriens font encore preuve de patience face à des conditions de vie qui ne se sont pas améliorées depuis la chute du régime Assad, c’est parce qu’une conscience collective des immenses difficultés du pays subsiste, ainsi qu’une certaine bienveillance. Mais cela ne tient plus qu’à un fil. En bloquant les financements nécessaires pour rémunérer les fonctionnaires ou remettre en état les services essentiels à la vie et à l’économie, l’administration américaine compromet ce retour à la stabilité.

Il est essentiel de faire confiance aux Syriens, qui ont démontré ces quatorze dernières années une intelligence collective, une résilience et une maturité politique remarquables. Les Syriens ne sont pas avares de critiques envers le gouvernement de transition ni d’idées sur l’avenir du pays. Mais dans un pays exsangue, où la majorité de la population lutte simplement pour subvenir à ses besoins essentiels, il reste peu de place pour soutenir des organisations indépendantes.

Seule l’Europe peut aujourd’hui offrir les moyens de survie à cette société civile, le temps de stabiliser le pays et de relancer l’économie. Là où les pays du Golfe privilégient des investissements dans l’immobilier ou les infrastructures, l’avenir pluraliste de la Syrie se jouera dans les mois à venir. Le soutien à la société civile sera décisif pour la construction d’institutions répondant enfin aux aspirations profondes des Syriens : vivre libres.

Firas Kontar, militant franco-syrien des droits de l’homme, est l’auteur de « Syrie, la révolution impossible » (Aldeia, 2023).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *