Ecriture inclusive: ne plus écrire la loi au masculin

La rédaction inclusive est-elle un «péril mortel» pour la langue française, comme l’Académie française l’a prédit en 2017? © REUTERS/Amr Abdallah Dalsh
La rédaction inclusive est-elle un «péril mortel» pour la langue française, comme l’Académie française l’a prédit en 2017? © REUTERS/Amr Abdallah Dalsh

La rédaction inclusive polarise le débat, y compris dans le monde du droit et des administrations. Est-ce une préoccupation futile au regard des inégalités de fait qui seront au cœur de la grève nationale des femmes le 14 juin 2019 ou un «péril mortel» pour la langue française comme l’Académie française l’a prédit en 2017? Ni frivole ni fatale, cette question est loin d’être nouvelle. Eliane Viennot par exemple, professeuse (elle préconise ce terme) de littérature française de la Renaissance, décrit cette évolution comme une volonté de stopper le processus de masculinisation de la langue plutôt que de féminiser celle-ci. Le sexisme de la langue française n’est en effet pas inné mais relève d’acquisitions que celle-ci a successivement subies depuis le XVIIe siècle. Il suffirait dès lors de remonter suffisamment loin dans le temps afin de puiser dans le passé les solutions linguistiques de demain. Pour illustrer la démarche, prenons la question de l’accord d’un adjectif se rapportant à des noms de genres différents. En 1767, le grammairien Nicolas Beauzée avait plusieurs solutions à sa disposition, notamment l’accord de proximité ou de majorité, pour y répondre. Il a toutefois virilement tranché pour la préséance du masculin sur le féminin «à cause de la supériorité du mâle sur la femelle». Il est évident que si la question devait être tranchée aujourd’hui, son choix serait immédiatement jugé discriminatoire, arbitraire et écarté pour sexisme flagrant en raison de sa justification même. Autre exemple marquant du passé: la «philosophesse» a tiré sa révérence depuis longtemps alors que la «demanderesse» et la «défenderesse» ont subsisté jusqu’à aujourd’hui dans la langue des juristes.

L’exception de la Constitution fédérale

Les résistances, dans le monde du droit et en France d’abord, ne se sont pas fait attendre. Olympe de Gouges a publié en 1791 une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne en réponse féministe à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Les signataires de la Requête des dames à l’Assemblée nationale ont proposé un an plus tard un projet de décret exigeant de ne plus considérer le genre masculin «même dans la grammaire, comme le genre le plus noble». En 1917, le législateur a tenté de féminiser avant l’heure le Code civil français en rajoutant les doublets «tutrice» et «curatrice», manœuvre vertement critiquée alors par le professeur de droit Henri Capitant expliquant qu’il aurait mieux valu prendre pour modèle le Code civil suisse de 1907 admettant à la tutelle les femmes aussi bien que les hommes et qui «se contente, lui, d’employer le mot tuteur, sans y ajouter celui de tutrice».

Entre-temps, les administrations publiques et les législateurs se sont emparés de la question, à des degrés d’intensité fort variables reconnaissons-le. Le Conseil de l’Europe a prié en 1990 ses Etats membres d’utiliser un langage non sexiste spécialement dans les textes juridiques. Moins réceptives que les pays anglophones ou germanophones, les contrées francophones restent aujourd’hui à la traîne, y compris au Québec, pourtant pionnier, où les lois ne sont toujours pas rédigées de manière inclusive. En Suisse, il faut faire la distinction entre la version allemande des lois, d’une part, et les versions italienne et française, d’autre part. Le Conseil fédéral a rejeté en 1999 le postulat de Liliane Maury Pasquier, alors conseillère nationale, demandant que la Confédération applique pour la langue française, comme elle le fait pour l’allemand, les recommandations fédérales de 1991, fort pragmatiques pourtant, sur la formulation non sexiste des textes législatifs et administratifs. Seule la Constitution fédérale fait actuellement exception au niveau de la Confédération, indiquant au passage à l’Académie que la rédaction inclusive ne présente aucun danger pour la langue française!

Les cantons romands et la francophonie

S’il est vrai que la situation tend à évoluer progressivement sur le plan des cantons romands, un regard plus général sur le reste du monde francophone offre un panorama largement tiraillé entre impulsions et résistances. Dernière intervention en date qui témoigne de cette difficulté d’accès à l’égalité du langage dans un milieu qui devrait pourtant – par inclination de valeurs – lui être plutôt favorable, la Conférence des ONG internationales du Conseil de l’Europe a adopté une résolution en 2018 recommandant que les termes «droits de l’homme» soient systématiquement remplacés par «droits humains» au sein du Conseil de l’Europe et de ses institutions. Tant la Convention que la Cour européenne des droits de l’homme seraient en conséquence appelées à devenir Convention et Cour européenne des droits humains; il suffirait d’un prochain Protocole pour amender la Convention en ce sens. Forte d’un tel exemple, la communauté juridique s’y conformerait inévitablement. La cause est cependant loin d’être entendue. Un argument fréquent pour s’y opposer réside dans la tradition historique et la confusion éventuelle avec le sens de «bienveillant» qui laisserait supposer par interprétation a contrario l’existence de droits «inhumains». Mais faudrait-il ainsi revenir aux «sciences de l’homme» à la place des «sciences humaines» par peur de voir surgir des sciences inhumaines? Et que penser des «ressources humaines» dans la gestion du personnel? L’adjectif «humain» dans ces exemples ne vise en effet pas plus la bienveillance que l’adjectif «criminel» ne qualifie l’attitude des inspectrices et des inspecteurs de la «Brigade criminelle»… Elue présidente de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 2018, Mme Maury Pasquier aura, gageons-le, l’occasion d’y renouveler son combat, vraisemblablement encore loin d’être parachevé.

Alexandre Flückiger, prof. à la Faculté de droit de l’Université de Genève.

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