Egypte, l’impossible retour en arrière

Les événements récents en Egypte ont révélé au grand jour un fossé d’incompréhension entre une partie significative de l’opinion publique occidentale et une grande partie de l’opinion publique égyptienne. La première voit dans l’action de l’armée égyptienne les prémices d’un nouveau régime autoritaire et elle paraît perplexe face au soutien apporté par une majorité de l’opinion publique égyptienne à cette action. De son côté, cette dernière est étonnée de voir des pays occidentaux faire preuve de sympathie vis-à-vis des revendications des partisans de l’ex-président Morsi au nom de la démocratie et des droits de l’homme, en faisant fi de la dérive autoritaire de ce dernier et du recours à la violence par nombre de ses partisans, comme en témoignent notamment les attaques terroristes perpétrées contre la police, des églises et des bâtiments publics ces dernières semaines.

Les articles fleurissent sur un «retour en arrière» de l’Egypte à l’autoritarisme qui a dominé la vie politique du pays depuis les années 50 sous différentes variantes et dont le régime Moubarak était la dernière incarnation. Cependant, l’Histoire ne se répète pas. L’Egypte ne retournera pas au régime Moubarak. Ceci étant dit, elle ne retournera pas non plus à l’ère Morsi. La raison est simple: la révolution de janvier 2011, qui a mis fin au régime Moubarak, a été porteuse d’une immense aspiration démocratique et d’un désir de changement profond qui demeurent toujours inassouvis.

Beaucoup d’Egyptiens avaient espéré qu’une fois élu, Mohamed Morsi serait à même de ­répondre à cette aspiration et de mettre en œuvre le changement souhaité, dans un pays assoiffé de rassemblement et d’apaisement suite à un processus de transition chaotique. Malheureusement, cet espoir s’est vite dissipé. Au lieu de rassembler, le président déchu a divisé. Il a cherché à accaparer tous les pouvoirs, en faisant adopter à la hâte une constitution controversée, en muselant la presse critique et en portant atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Aucun contre-pouvoir n’était à même de sanctionner son action qui semblait se concentrer principalement sur la prise de contrôle totale de l’Etat pour le compte de ses partisans. Face à cette dérive autoritaire, les réactions occidentales furent feutrées ou absentes. Fort de cette bienveillance externe, Morsi et ses soutiens crurent avoir les mains libres pour mettre en place une démocratie de «façade» en Egypte dont l’Occident s’accommoderait tant que ses intérêts stratégiques étaient préservés, notamment la paix avec Israël. C’était le retour peu ou prou à la même formule sur laquelle s’était longtemps appuyé le régime Moubarak.

Face au verrouillage opéré par le pouvoir au niveau institutionnel, manifester devenait la seule option et c’est par millions que les Egyptiens prirent les rues le 30 juin pour demander le départ de l’ex-président et la tenue d’élections présidentielles anticipées, ce que Morsi refusa ainsi que toute autre solution de compromis. Le spectre d’une guerre civile se profilait et seule une intervention de l’armée, réclamée par les manifestants, était à même de l’empêcher. On connaît la suite.

Pour ses partisans, Morsi demeure le président «légitime» issu des urnes qui a été renversé par un «coup d’Etat» illégitime. Pour ses opposants, il a perdu toute légitimité démocratique de par sa dérive autoritaire et sa destitution est une «seconde révolution» qui vise à mettre en place un véritable processus démocratique inclusif. Cet affrontement entre légitimité et légalité n’est pas inédit. Les crises politiques lorsqu’elles ont pour toile de fond des circonstances exceptionnelles – risque de guerre civile ou d’effondrement de l’Etat – peuvent entraîner des ruptures profondes et une redéfinition de ce qui est légitime et de ce qui est légal. Ce fut le cas, par exemple, lors de deux moments clés de l’Histoire de France au XXe siècle: l’appel du 18 juin 1940 et le retour de De Gaulle aux affaires en mai 1958.

Lorsqu’il lance l’appel du 18 juin 1940, de Gaulle est un général rebelle, Pétain incarne la légalité issue de la IIIe république et le régime de Vichy est reconnu par de nombreux pays. Mais en refusant l’armistice et en engageant la France dans la guerre, de Gaulle acquiert la légitimité historique face à laquelle la légalité et la légitimité revendiquées par Vichy finiront par s’estomper. Le retour de De Gaulle au pouvoir en 1958 fut aussi controversé. Bien que toutes les procédures légales fussent respectées, ses opposants verront dans les circonstances de ce retour, sur fond de crise algérienne, un coup d’Etat. Une fois encore, le cours des événements donnera raison à de Gaulle et la légitimité «profonde» qu’il incarna s’imposa.

Cependant, ce débat sur la qualification exacte de ce qui s’est passé en Egypte et qui semble défier les typologies existantes, est en voie d’être largement dépassé par la réalité sur le terrain. La stratégie de confrontation et d’internationalisation de la situation recherchée par les Frères musulmans n’a pas abouti, tout en entraînant une regrettable perte de vies humaines de tous bords. Les principaux dirigeants de la confrérie sont soit en prison, soit en fuite. Surtout, ils n’arrivent pas à mobiliser une partie de la population égyptienne contre le nouveau gouvernement. Pour de nombreux Egyptiens, leur posture de «martyrs» de la démocratie et des droits de l’homme n’est tout simplement pas crédible, alors qu’ils ont recours en même temps à la violence ou incitent à celle-ci. Les Frères musulmans paient aussi encore les conséquences de leur année calamiteuse au pouvoir. La page Morsi semble irrémédiablement tournée.

La «feuille de route» qui trace l’avenir immédiat politique du pays (révision de la Constitution suivie d’élections parlementaires et présidentielles dans six à neuf mois) est soutenue par un ensemble d’acteurs et de forces qui comprend les partis libéraux, le parti salafiste Al-Nour, le mouvement Tamarrod, qui a lancé la campagne de collecte de signatures pour destituer l’ex-président ainsi que l’Eglise copte et Al-Azhar, la principale institution sunnite du pays: l’affrontement actuel ne se résume donc pas à un face-à -face entre l’armée et les Frères musulmans comme ces derniers le laisseraient croire. La majorité de ces forces réalise que les Frères musulmans demeurent une composante importante du paysage politique qui devrait être intégrée dans le processus établi par la feuille de route. Une initiative a été lancée en ce sens par le vice-premier ministre libéral et adoptée par le gouvernement. Les Frères musulmans sauront-ils la saisir? Seront- ils surtout capables de tirer les leçons de l’échec de leur année au pouvoir, de leurs stratégies récentes et de faire un véritable aggiornamento afin qu’ils deviennent une force politique «normale»? Difficile d’y répondre pour l’instant.

Dans tous les cas, en fin de compte, l’Egypte aura besoin du concours de tous pour la construction d’une démocratie où aucun homme ou aucun parti ne peut accaparer à lui seul tous les pouvoirs et où tous les Egyptiens peuvent participer sans discrimination quelconque.
Ahmed Abdel-Latif

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