Egypte : une révolution sans opposition

Hosni Moubarak n'a pas été chassé du pouvoir sous la pression d'une opposition politique crédible, mais par une agrégation de mécontentements qui a pris corps après la chute de Ben Ali en Tunisie. Sans autre contenu idéologique.

Une des particularités des régimes autoritaires républicains est le siphonnage de l'opposition au profit d'un parti, sinon unique, du moins largement majoritaire. Les carrières politiques s'orientent naturellement vers lui, y compris les projets réformateurs. Les partis restants sont tributaires du régime pour exister ; ils perdent plus ou moins lentement leur crédibilité, parce qu'ils offrent peu de perspectives et parce que pour survivre, ils doivent passer des compromis avec le régime.
En Egypte, à la veille des événements de février, l'opposition apparaissait dévastée par plus d'un demi-siècle d'autoritarisme. La transformation en porte-parole des manifestants de la place Tahrir de l'ancien directeur général de l'AIEA, Mohamed ElBaradei, qui, jusqu'à l'an passé, ne s'était pas préoccupé de politique égyptienne, montre à quel point le pays ne disposait pas de figure d'opposant crédible. On avait certes pris l'habitude de considérer les Frères musulmans comme les opposants par excellence, mais ce mouvement n'avait jamais tenté ou réussi à franchir les limites que les gouvernants mettaient à ses activités.

Fondamentalement conservateur, il souhaitait que le régime change sans que l'ordre cesse de régner. Ce ne sont nullement des démocrates libéraux au sens où peuvent l'être les manifestants de la place Tahrir.

L'absence d'opposition crédible jusqu'à ce dernier mois ne signifie pas que la population était indifférente à l'immobilisme d'une fin de règne où aucune perspective ne semblait se dessiner. Ce sentiment diffus avait donné lieu à plusieurs tentatives de structuration, notamment, au milieu des années 2000 avec le mouvement Kifaya ("Assez !"), qui rassemblait des jeunes opposants sans appartenance politique, des militants de petits partis de gauche, des nassériens et des islamistes modérés. Il serait aventureux de prétendre qu'ils représentaient "le peuple{insecable}". Il s'agissait plutôt d'enfants de la bourgeoisie cairote.

A plusieurs reprises, ce mouvement avait organisé des événements plus que des manifestations - on n'y comptait que quelques centaines de personnes - sans que les choses prennent vraiment. Puis en 2008, il y avait eu le lancement d'une journée de protestation durant laquelle les gens devaient cesser leur activité et rester chez eux. L'événement n'avait pas atteint son but. Ce qui s'est passé place Tahrir doit pourtant être situé dans la postérité de ces tentatives visant à agréger un nombre croissant de citoyens sur la base du désir de démocratie. Ce qui avait fait défaut aux précédentes tentatives, c'était en quelque sorte le ferment de l'espoir partagé que "ça pouvait marcher". Le départ de Ben Ali a donné une réalité à cet espoir. Bien que son coeur soit probablement demeuré le même, le mouvement semble avoir agrégé des représentants de la plupart des groupes sociaux. Il est devenu une sorte de "sondage" en mouvement de l'impopularité du régime.

C'est au moment où il a semblé se diffuser auprès des couches de la population mues par des revendications sociales plutôt que politiques que l'armée a décidé de sacrifier Moubarak au maintien du régime.

Cette victoire de la démocratie n'est donc pas une victoire de l'opposition. Elle n'indique pas davantage que les manifestants de la place Tahrir sont dans une relation organique avec le restant de la population, et certainement pas celle des quartiers défavorisés de la capitale ou encore des provinces. Il n'existe derrière eux aucune organisation, ils ne sont porteurs d'aucune idéologie. Ils ont transitoirement donnée corps à une idée. C'est la force et la faiblesse de leur mouvement.

Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS, Centre Jacques Berque (Rabat), chercheur associé au CERI.

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