Elections afghanes : une prime à l’impunité ?

Quand les Afghans se rendront aux urnes le 20 août pour la deuxième élection présidentielle depuis la chute des talibans, ils examineront avec soin les candidats et pèseront les avantages d’un futur démocratique. A la veille de cette échéance délicate, on assiste dans les pays engagés dans la reconstruction de l’Afghanistan à un débat centré principalement sur la question de la présence militaire. Le problème du rôle et des règles de recrutement des forces de l’Otan est certes un argument important, qui nécessite un débat sérieux, mais il n’est pas le seul.

Même si, comme nous l’espérons tous, les contingents militaires présents parviennent à neutraliser les tentatives des talibans pour empêcher le bon déroulement des élections, la communauté internationale n’aura pas aidé l’Afghanistan dans le processus d’édification de l’Etat de droit si elle n’est pas capable de traiter adéquatement la question des criminels de guerre, qui, dans la phase post-électorale, pourraient acquérir des positions clés dans la nouvelle administration.

Depuis la fin du régime des talibans en 2001, le Parlement afghan et les institutions de l’Etat ont été trop souvent influencés par la présence de personnalités au passé plus que douteux, dont bon nombre sont d’illustres chefs de guerre qui ont commis - et continuent à commettre - des crimes de masse contre leur propre peuple. Or, ces derniers, après le vote, pourraient à nouveau assumer des postes de gouvernement aux niveaux national et provincial, sous le couvert de la légitimité d’un processus électoral tenu sous observation internationale.

Dans un pays déchiré par des années de guerre et de brutalité intérieures, il serait naïf de penser exclure de la fonction publique toute personne ayant eu ou conservant des liens avec les ex-combattants. Si aucun leader taliban n’est impliqué dans le processus politique, l’instabilité politique du pays s’accroîtra, alimentée par l’argent du trafic illicite de stupéfiants. La vraie question réside donc dans le processus de sélection des interlocuteurs, car impliquer les principaux responsables de la violence des crimes du passé reviendrait à renforcer l’impunité et à dire au peuple afghan que rien n’est destiné à changer dans leur pays. La communauté internationale doit s’engager concrètement dans la reconstruction du pays, pour offrir aux nouvelles générations la possibilité de former une classe dirigeante apte à répondre aux exigences du monde d’aujourd’hui.

Sur le front de la justice pénale, les bases pour le développement d’un système conforme aux normes internationales ont été facilitées par le travail conjoint de la Commission afghane indépendante des droits de l’homme (AIHRC), un organe institué par la Constitution du pays mais indépendant du gouvernement, et de No Peace Without Justice (NPWJ) - l’organisation internationale dont je suis la fondatrice - qui ont réalisé, au cours des quatre dernières années, un programme de cartographie du conflit. A travers les témoignages de plus de 7 000 personnes, y compris des victimes, des témoins et des informateurs clés interrogés dans les 34 provinces du pays, il a été possible de reconstituer les violations massives commises entre 1978 et 2001, les mouvements de troupes, et les types de conflit entre les différentes factions belligérantes. Ces documents non seulement seront utiles pour ceux qui étudient l’histoire de l’Afghanistan et les violations des droits humains commises dans ce pays au cours de ces années, mais surtout ils représentent aujourd’hui la base indispensable pour permettre l’identification des criminels de guerre.

Si, en effet, l’Europe et les autres Etats qui disent vouloir travailler pour la stabilité de la région envisagent de mettre en œuvre des mesures visant à faire sortir l’Afghanistan de la spirale de la violence, ils doivent cesser d’encourager l’impunité, en évitant autant que possible que les responsables n’assument des positions de pouvoir et en promouvant la réconciliation, notamment par la reconstruction et le développement économique du pays. Le rapport de la Commission indépendante fournira les outils nécessaires pour entamer le processus de construction d’un système juridique équitable, mais si l’immobilisme de l’Union européenne et des autres pays impliqués persiste après le vote, alors tout espoir d’un avenir démocratique pour les Afghans s’évanouira et la situation régionale se compliquera davantage.

L'élection présidentielle afghane se tient dans un contexte marqué par une progression rapide de l?insurrection Taliban. Dans les régions majoritairement pashtounes de l?est et du sud, la présence gouvernementale est de plus en plus symbolique en dehors des villes. Depuis quelques mois, celles-ci deviennent une cible pour les Taliban qui ont mené une série d?attaques contre les bâtiments gouvernementaux de plusieurs capitales provinciales. Deux districts a moins de 20 km au sud de Kaboul, Tcharasyab et Masawi, sont infiltres par les insurges. Les attentats suicides à Kaboul, bien que largement relayés par les media, sont en fait moins décisifs sur le long terme que cet étouffement progressif de l?Etat. Les Afghans travaillant avec les ONG ou les forces de la coalition risquent leur vie en cas de check post Taliban sur une route ; leur famille sont menacée et parfois battue. Les provinces du nord du pays, considérées jusque-là comme relativement calmes, basculent à leur tour dans le conflit. Les Taliban mènent désormais des attaques avec des groupes d?une cinquantaine d?hommes à Kunduz et coupent pratiquement quotidiennement la route vers Kaboul. La région d?Herat connait une instabilité croissante due au banditisme et à l'action de groupes Taliban, celle du Badghris est largement sous contrôle Taliban. Partout, on constate une multiplication des incidents violents, la professionnalisation des insurges et la passivite des forces de securite. Face a une guérilla longtemps sous-estimée par les stratèges occidentaux, la réaction des Etats-Unis a été longtemps hésitante pour finalement se fixer sur une stratégie inadaptée. Les opérations américano-britanniques dans l?Helmand, malgré la participation de 20,000 troupes d?élite, devaient marquer le début d?une reconquête. Elles sont un échec sans appel. Apres un mois et demi de combats et de lourdes pertes, la sécurité du chef lieu de province, Lashkargah, n?est toujours pas assurée et les Taliban s?installent dans une guerre d?usure par embuscade et IED.

Apres une série d?offensives ratées depuis 2006, l?Helmand devient un lieu mythique pour les Taliban, l?équivalent du Panjshir des années 80. Cet échec - prévisible - est du principalement au soutien d?une partie de la population aux Taliban, a la motivation des insurges et, enfin, a une ambition ? tenir tout le centre de la province ? sans rapport avec les moyens effectifs de la coalition. La doctrine Petraeus ?nettoyer, tenir, construire? qui repose sur la présence permanente des forces de la coalition dans les zones sécurisées pour éviter le retour des Taliban est impraticable dans le sud. Les insurges étant principalement locaux, il est impossible des les isoler du reste de la population. Par ailleurs, rien d?efficace n?a été fait pour contrer la percée Taliban dans le nord ; les quelques opérations de ratissage de ces derniers mois ont a peine gêné des insurgés de plus en plus mobiles et agressifs. Les forces allemandes obsédées par leur propre sécurité sont d?une efficacité réduite dans la contre-insurrection. Dans la province de Kunduz (un million d?habitants), on compte 1000 policiers et 500 militaires.

Les Taliban sont probablement plus nombreux et certainement plus motives ; ils imposent progressivement leur ordre politique, principalement chez les populations pashtounes, même si des groupes Taliban ouzbeks sont actifs. Les élections seront-elles l?occasion d?un renouveau politique à Kaboul ? Contrairement à ce qu?on pourrait penser, le président, Karzai, probable vainqueur, ne gagnera pas en légitimité s?il est réélu. En effet, dans la plupart des provinces, aucun mécanisme de contrôle de la régularité des élections n?est en place. Beaucoup d?opposants pensent que le pouvoir a les moyens de bourrer les urnes dans le sud et l?est du pays, la ou l?insécurité est maximale. Même si le scenario de protestations massives a l?iranienne n?est pas probable, il reste que Karzai sera soupçonne d?avoir fraude. Enfin, les Taliban ont interdit de voter, ce qui pourrait se traduire un taux de participation très faible dans certaines provinces et une remise en cause de la validité des résultats. Le problème sera encore plus aigu l?an prochain pour les élections législatives ; dans une dizaine de provinces au moins, la présence Taliban interdit le processus electoral. Par ailleurs, les élections n?ont rien fait pour réduire les fractures ethniques ou sociales, au contraire.

Les Pashtounes ne se sentent pas représentes par Karzai, pourtant lui-meme Pashtoune, en raison du role attribue aux Tajiks et aux Hazaras. Mais Karzai se voit également conteste chez les non Pashtounes, ou son principal concurrent, Abdullah Abdullah, se pose de plus en plus en héritier de Massoud. La base de Karzai est d?abord le produit d?un clientélisme effréné auprès d?anciens commandants (parfois coupables de crimes de guerre), de propriétaires terriens, de groupes minoritaires, tous rallies en échange d?avantages économiques ou autres. Inutile de dire que cette coalition hétéroclite ne laisse pas deviner une quelconque reprise en main de l?Etat. Les nominations aux postes clés se feront toujours sur la base des relations personnelles avec le président, plus que sur les compétences ou l?honnêteté. Sur un plan politique, la victoire de Karzai serait donc une mauvaise nouvelle pour la coalition, car elle limiterait les possibilités de reconstruction d?un Etat afghan, condition nécessaire pour une afghanisation de la guerre. Contrairement a ce que pensent beaucoup d?Afghans, les Etats-Unis ont des moyens de pression relativement limites sur Karzai.

La proposition américaine de créer un poste de Premier ministre va dans le bon sens car elle permet de contourner la présidence et de rationaliser un peu l?administration. Mais la tendance semble bien être la mise en place d?une administration directe des provinces les plus menacées par le biais des PRTs (Provincial Reconstruction Team). Généralement bien finances et bénéficiant d?une expertise technique, elles occupent un rôle central quand l?administration afghane est absente. Le danger est qu?elles occupent l?espace des institutions afghanes et compliquent le désengagement. Quelles sont les perspectives pour la coalition internationale ? Envoyer plus de troupes, comme tous les ans depuis 2002, serait inefficace et ne ferait qu?accroitre un rejet déjà sensible de la population afghane. De plus, il est aujourd?hui impensable de reprendre le contrôle des régions rurales du sud et de l?est sauf a envoyer plusieurs centaines de milliers d?hommes en renfort, ce qui serait politiquement suicidaire pour Obama et de toutes façons techniquement infaisable. En effet, si le Pakistan combat actuellement les Taliban pakistanais, il continue à soutenir les Taliban afghans et rien n?indique un changement dans un avenir prévisible. La guérilla bénéficie donc d?un sanctuaire qui l?immunise contre la pression militaire occidentale. Dans ces conditions, une strategie réaliste doit aujourd?hui se focaliser sur deux objectifs : sécuriser les villes, en soi un travail difficile, et limiter la percée des Taliban dans le nord, ce qui suppose probablement une réorganisation des forces de l?OTAN. En raison du cout de la guerre et de l?opposition des opinions publiques, une stratégie de sortie progressive des troupes occidentales est maintenant indispensable, mais la faiblesse du partenaire afghan, mise a jour une nouvelle fois a l?occasion du processus électoral, est un obstacle majeur à l?afghanisation de la guerre.

Emma Bonino, vice-présidente du Sénat italien et fondatrice de No Peace Without Justice