Elections en Bolivie : l’enjeu de la démocratie

Des supporteurs du MAS mercredi à El Alto, près de La Paz. Photo David Mercado. Reuters
Des supporteurs du MAS mercredi à El Alto, près de La Paz. Photo David Mercado. Reuters

Depuis la démission forcée d’Evo Morales le 10 novembre 2019 à l’issue d’un scrutin présidentiel controversé, la Bolivie est dirigée par un gouvernement non élu dont l’arrivée au pouvoir s’est jouée, avec l’appui des principales formations politiques d’opposition, dans des circonstances confuses. La rupture de la succession constitutionnelle a porté au pouvoir une présidente par intérim issue d’un parti conservateur largement minoritaire, Jeanine Áñez, et dont la mission était de convoquer de nouvelles élections sous trois mois. Celles-ci auront finalement lieu dimanche.

Après avoir inauguré sa gestion par des persécutions contre des dirigeants du Movimiento al socialismo (MAS) et ses partisans, rabaissés au rang de «hordes» et accusés de «terrorisme», par des menaces contre la presse «séditieuse» et par une répression qui a fait au moins 33 morts et des centaines de blessés, la présidente par intérim a largement outrepassé sa mission.

Au-delà du retrait de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba) et de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), de la relève de nombreux ambassadeurs ou de la promotion de militaires par décret, le gouvernement de transition a, sans mandat du peuple bolivien, cumulé des décisions préoccupant les défenseurs de la démocratie à travers le monde.

Exactions et restrictions de liberté

Si le retour d’anciens exilés, accusés par le gouvernement Morales de participer à des organisations terroristes ou d’extorsion de fonds publics, a été salué par le gouvernement Áñez comme le signe d’un retour à la «normale», ce sont aujourd’hui plusieurs centaines de dirigeants du MAS et d’organisations sociales qui sont poursuivis par la justice sans que ceux qui, à l’automne, s’étaient mobilisés au nom de la démocratie ne s’en émeuvent. Plusieurs rapports internationaux ont dénoncé les exactions du gouvernement Áñez, dont celui de Human Rights Watch en septembre qui évoque «une attaque politique contre Morales et ses partisans» et pointe «des restrictions de la liberté d’expression et l’usage excessif et arbitraire de la détention préventive». 

Les révélations de faux comptes Facebook diffusant de la propagande gouvernementale, des nominations controversées à la tête d’entreprises publiques, la libéralisation des exportations agricoles et le décret autorisant la culture de nouvelles espèces OGM au bénéfice de l’agro-industrie de la riche région de Santa Cruz, bastion de l’opposition au MAS, sont autant d’éléments qui devraient alerter sur la crise démocratique que traverse la Bolivie.

En juin, le gouvernement par intérim s’est aventuré dans une dotation de terres au secteur agro-exportateur et, sous prétexte de lutter contre le Covid-19, dans un transfert de 600 millions de dollars de deniers publics pour rembourser les dettes de grandes entreprises privées de Santa Cruz (dont l’un des principaux bénéficiaires n’est autre que le ministre Branko Marinkovic). La volonté de recentrer les politiques publiques en faveur du secteur privé s’est aussi traduite par une hausse des taux d’intérêt bancaires, une réduction du taux d’imposition des grandes entreprises et la tentative de privatiser la compagnie publique de distribution d’électricité de Cochabamba (Elfec).

En plus du scandale de l’achat pour les hôpitaux de respirateurs surtaxés et inutilisables qui a conduit à l’arrestation du ministre de la Santé, ce sont les prêts versés à l’État bolivien pour affronter la crise sanitaire, dont celui de 327 millions de dollars accordé par le FMI sans l’aval de l’assemblée, qui illustrent l’état de la corruption généralisée dans le pays. Au moins 20 cas de détournements et autres irrégularités ont touché des ministres ou des proches du gouvernement Áñez. Sous prétexte de «faire des économies» et de réorienter leurs budgets vers celui de la santé, l’exécutif a fermé ses ambassades en Iran et au Nicaragua. Les ministères de la Culture, du Sport et de la Communication ont été mis sous tutelle d’autres ministères avec des compétences et des budgets réduits. Les programmes télévisés publics en langues amérindiennes ont été supprimés. Et c’est encore au nom de la crise sanitaire que le gouvernement Áñez souhaitait de nouveau reporter les élections, finalement fixées au 18 octobre.

Répression et violence

Par ailleurs, la répression se perpétue sous la férule d’Arturo Murillo, ministre de l’Intérieur qui semble parfois gouverner le pays. En quelques mois, les dépenses de l’Etat bolivien en importation d’armes pour équiper la police ont été multipliées par 18 par rapport à 2019. Alors que des violences se répètent contre des militants du MAS, son candidat, Luis Arce, donné favori par les sondages, a aussi fait l’objet de tentatives d’empêchement de se présenter. Et les intérêts communs entre les puissants agro-industriels autonomistes de Santa Cruz et le Brésil de Jair Bolsonaro laissent planer le doute sur la volonté du «bloc démocratique» bolivien de faire respecter le vote plutôt que de faire barrage au retour du MAS au pouvoir. Un doute ravivé par la récente intervention de la ministre bolivienne Karen Longaric devant la Commission des Affaires étrangères du Parlement européen, vivement critiquée par la grande majorité des groupes parlementaires.

Comme en témoigne l’expérience personnelle de Lula au Brésil, il est devenu monnaie courante, en Amérique du Sud, de recourir à des tentatives de déstabilisation judiciaire pour se débarrasser des candidats encombrants. L’accusation de «fraude électorale» qui a précipité en novembre dernier le départ d’Evo Morales reposait largement sur un rapport de l’Organisation des Etats Américains (OEA) qui, aujourd’hui, a été remis en cause par plusieurs études largement relayées par la presse internationale. Un stratagème similaire pourrait être utilisé par le gouvernement intérimaire qui agite déjà la menace d’une fraude à venir.

Certaines instances internationales comme l’OEA et l’Union européenne, qui n’avaient pas hésité à demander en 2019 l’organisation d’un second tour, adoptent aujourd’hui une neutralité déroutante. L’issue pacifique de ce scrutin ne sera garantie que si tous les citoyens boliviens, vivant dans leur pays ou ailleurs, ont accès sans restriction et de façon transparente à ce vote décisif et si les résultats sont respectés par tous les candidats.

Dans le contexte violent qui a marqué la campagne électorale, essentiellement à l’encontre du MAS, une vigilance accrue sur les conditions dans lesquelles vont se tenir ces élections polarisées à l’extrême est donc indispensable. Meurtri par la crise sanitaire, le peuple bolivien ne doit en aucun cas revivre les tragiques événements de novembre 2019 et est en droit d’attendre un débouché démocratique à la polarisation croissante de la société. La responsabilité de tous les acteurs politiques boliviens est en jeu, celle de la communauté internationale également.

Signataires: Victor Audubert, Université Sorbonne Paris Nord, IDPS, Olivier Compagnon, Université Sorbonne Nouvelle, Creda, Hervé Do Alto, Université Côte d’Azur, Ermes, Elise Gadea, Université Sorbonne Nouvelle, Creda/IFEA, Pablo Laguna, Université Sorbonne Nouvelle, Creda), Claude Le Gouill, Université Sorbonne Nouvelle, Creda, Françoise Martinez, Université Paris 8, LER, Baptiste Mongis, Université Sorbonne Nouvelle, Creda, Franck Poupeau,  CNRS, Creda.

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