Elections en République islamique : à quoi ça sert ?

Des affiches du candidat au Parlement Kazem Jalali, à Téhéran, le 22 février. Photo Behrous Mehri
Des affiches du candidat au Parlement Kazem Jalali, à Téhéran, le 22 février. Photo Behrous Mehri

Le 26 février, les Iraniens doivent renouveler deux assemblées importantes de la République, qui détiennent chacune de vrais pouvoirs : le Parlement (Majles) approuve les lois et la nomination des ministres (ou leur renvoi), et l’Assemblée des experts, composée de 88 clercs, qui désigne le Guide de la révolution ou prend acte de son incapacité.

Comme à chaque consultation, et en vertu de la Constitution, qui a instauré une forme de scrutin censitaire, le Conseil des gardiens de la Constitution a écarté nombre des précandidatures à chacune de ces deux élections : environ 5 600 sur 12 000 pour le Parlement, et 640 sur 800 pour l’Assemblée des experts. Il se confirme ainsi que la République islamique n’est pas une démocratie. Mais de là à en conclure qu’elle est une dictature ou, plus gros contresens encore, une «théocratie», il y a un pas à ne pas franchir, sous peine de ne rien comprendre à l’évolution du régime.

La première erreur serait de voir dans ce processus de sélection, très restrictif, la main toute-puissante du Guide de la révolution, Ali Khamenei. En réalité, celui-ci s’est tenu coi, se bornant à en appeler au vote, il y a deux mois. Et c’est bien sa réserve qui a accru les tensions politiques, faute d’arbitrage suprême. Ali Khamenei n’a même pas commenté le rejet de la candidature de Hassan Khomeiny, le petit-fils de l’imam, à l’Assemblée des experts, un rejet qu’avait vigoureusement dénoncé, pour sa part, l’ancien président de la République Hachémi Rafsandjani, quelques jours auparavant. Ali Khamenei a manifesté son affection personnelle en lui rendant visite sur la tombe de son grand-père, sans se faire accompagner par quelque dignitaire que ce soit. En l’occurrence, le Conseil des gardiens de la Constitution s’est abrité derrière des normes institutionnelles. Hassan Khomeiny n’avait pas répondu à la convocation (par SMS !) à l’examen écrit censé vérifier les aptitudes des candidats. Par ailleurs, le conseil a estimé que les lettres de clercs de Qom attestant ses compétences théologiques étaient sans doute nécessaires, mais non suffisantes, pour obtenir son agrément, qui devait respecter des procédures propres et applicables à tout un chacun. Le porte-parole du Conseil des gardiens de la Constitution, Nejatollah Ebrahimian, l’un des six juristes laïques qui composent la moitié de celui-ci, a peut-être donné le fin mot de l’histoire en présentant sa démission (refusée). Le conseil n’a tout simplement pas les moyens de traiter, en dix jours, 12 000 candidatures pour le seul Parlement, et 800 pour l’Assemblée des experts, et il doit, aujourd’hui, affronter une mission impossible que n’avait pas prévue le constituant en 1979.

Paradoxalement, ce qui apparaît, à juste titre, comme un déni de démocratie est aussi le signe de la vitalité d’un certain pluralisme au sein de la République islamique. Car pourquoi autant de candidats tenteraient-ils leur chance s’ils estimaient n’en avoir aucune, et si les fonctions électives ne comportaient aucun pouvoir ? Le débat politique et médiatique produit un effet de loupe, qui met en exergue la lutte factionnelle à Téhéran ou dans les principales villes, mais laisse dans l’ombre l’enracinement local de la vie politique, ce que l’on pourrait nommer «la République au village», en reprenant le titre du célèbre livre de l’historien Maurice Agulhon.

Que le Conseil des gardiens de la Constitution ait un biais conservateur et ne soit guère favorable aux candidats réformateurs ou rafsandjanistes, nul n’en doute. Cependant, il est plus intéressant de souligner qu’il avance des arguments moins politiques que juridiques pour justifier ses décisions, contribuant ainsi à la sécularisation et à la professionnalisation de la vie politique, et au rapprochement idéologique entre conservateurs et réformateurs, même si la lutte factionnelle continue de faire rage.

Se manifeste, ainsi, l’une des principales évolutions de la République islamique depuis la fièvre révolutionnaire : la montée en puissance, en son sein, non seulement des experts au détriment des doctrinaires des premiers temps - un glissement que la ligne de Hachémi Rafsandjani avait incarné dès les années 80, en jouissant du soutien de l’imam Khomeiny -, mais aussi des juristes, que représente assez bien Hassan Rohani, l’actuel président de la République, et qui ont affirmé leur influence du bas en haut de la société.

Un cas particulier est emblématique de cette transformation : Fatemeh Karimi, une étudiante de 19 ans, a récemment introduit un recours contre une décision du ministère de l’Enseignement supérieur prenant acte de son échec au concours d’entrée à l’université, sur la base d’une évaluation qu’elle estimait illégale, et elle a obtenu gain de cause devant les tribunaux. Là aussi, il ne s’agit pas d’embellir une réalité administrative ou judiciaire, qui comporte bien des iniquités et n’est pas insensible à l’odeur de l’argent. Mais ce serait à nouveau se tromper que de ne pas prendre au sérieux la judiciarisation croissante de la vie sociale en Iran. C’est sur cette dynamique que surfent des mobilisations sociales comme le mouvement Un million de signatures contre la discrimination des femmes, une avocate comme Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, ou, à titre individuel, les femmes ordinaires, qui font valoir leurs droits devant les juridictions civiles en cas de divorce.

Or, les deux assemblées soumises à renouvellement, le 26 février, ont une place centrale en matière de production du droit. Le Parlement, parce qu’il fait la loi. L’Assemblée des experts, parce qu’elle définit dans les faits le gouvernement du jurisconsulte (velayat-e faqih), c’est-à-dire le statut du Guide de la révolution. Déjà en 1989, au moment de la mort de l’imam Khomeiny, s’était posée la question de la possible collégialité de cette fonction, à laquelle était favorable Ali Khamenei lui-même. Des philosophes comme Mohsen Kadivar ont relancé le débat dans les années 90. Et aujourd’hui, Hachémi Rafsandjani, qui convoite la présidence de l’Assemblée des experts, est réputé être partisan d’un velayat-e faqih collégial. Si ce point de vue devait prévaloir, ce serait évidemment une mutation majeure des institutions. Une chose est sûre en tout cas : cette double consultation est la dernière à laquelle participent les grands révolutionnaires de 1979, et, selon toute vraisemblance, l’Assemblée des experts, élue pour huit ans, aura à choisir le successeur d’Ali Khamenei. Telle est la clé de l’intérêt qu’elle suscite dans la société iranienne, dans ce climat mêlé d’euphorie et d’appréhension qui a suivi l’accord nucléaire du 14 juillet.

Fariba Adelkhah, Directrice de recherche à Sciences-Po Paris. Dernier livre paru : les Mille et Une Frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation, éd. Karthala, 2012.

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