Elections italiennes, l'impossible choix

Après la campagne électorale la plus folle et la plus tordue qu’ait connue l’histoire républicaine, pour qui peut bien voter un Italien laïque, plutôt cultivé, fermement attaché aux principes démocratiques, suffisamment raisonnable et étranger aux logiques du profit personnel ? En voilà une question. Je pense à ceux qui, comme mon père et moi, ont voté pendant des années pour un parti contre l’autre, formant le cadre parlementaire italien, à travers une majorité et une opposition dans lesquelles ils se reconnaissaient.

Je pense à la Ire République [1948-1994], quand les conservateurs et les catholiques votaient pour la Démocratie chrétienne (DC), les laïques pour les partis laïques, les marxistes et les progressistes pour le Parti communiste (PCI). Puis, durant la IIe République [depuis 1994], quand Forza Italia a fait son entrée au sein de l’électorat démochrétien, évinçant – ce qui ne s’était jamais vu – les néofascistes de l’Alliance nationale, et quand le Parti démocrate de la gauche (PDS) d’Achille Occhetto a succédé au PCI. (La seule vraie nouveauté fut peut-être la toute jeune formation territorialiste d’Umberto Bossi, la Ligue du Nord, qui remporta de francs succès dans les régions septentrionales, mais rien dans le reste du pays.) Je pense même aux dernières élections de 2013 quand, au déclin de Berlusconi, a fait écho celui des dirigeants historiques du Parti démocrate.

Rien de semblable ne s’offre aujourd’hui au regard des citoyens italiens. L’électeur modéré, laïque ou catholique, qui, en 1994, avait cru en Berlusconi, se trouve à présent devant une banderole de Forza Italia qui continue de proclamer « Berlusconi président », malgré la condamnation définitive pour fraude fiscale, prononcée en 2013, qui le prive, en vertu de la loi Severino, du droit d’être investi de toute charge publique. Alors, président de quoi ? De rien.

Les contradictions du centre droit

Que dire de la Ligue, dont le logo a effacé « Nord » au profit de « Salvini Premier » (« Salvini président du conseil »), qui a renoncé à sa vocation fédéraliste originel pour se concentrer sur les thèses souverainistes, xénophobes et racistes, renforcées par les succès du Front national français, du UKIP de Nigel Farage et de l’« America first » de Donald Trump ? Que dire de Fratelli d’Italia, qui fomente la révolte sociale par le biais des néofascistes de Forza Nuova et de Casapound, sans manquer, eux aussi, de taper sur l’euro, et violemment sur les migrants et les Roms ?

Face à pareille alliance, l’électeur catholique modéré ne peut que mesurer l’écart avec les poignants sermons du pape François, et l’électeur libéral de relever la contradiction entre une inspiration mollement européiste et l’autre, férocement antieuropéenne. Cet électeur modéré, certes anticommuniste, mais aussi antifasciste et antiraciste, qui se refuse à vivre dans la peur et n’est pas prêt à se faire rouler de nouveau, cet électeur modéré, comme l’était mon père, aura toutes les peines du monde à voter pour le centre droit.

Prenons, à l’inverse, l’électeur progressiste, qu’on qualifie plus généralement « de gauche ». Le voilà face à un Parti démocrate devenu le fief du très aguerri Matteo Renzi et de son étouffante armée de quadras outsiders. Après l’exploit réalisé aux élections européennes de 2014 (avec plus de 40 % des voix), Renzi a opéré une personnalisation vertigineuse dans la gestion du parti, misant tout sur une consolidation ultérieure de sa propre position, qui n’a jamais eu lieu. Au contraire, au plus fort d’un déclin qui aura été au moins aussi fulgurant que son ascension, Renzi, qui subit une violente hémorragie dans ses rangs, paie maintenant le prix de l’échec du référendum sur les réformes constitutionnelles, et les désaccords surgis au sein même de son parti sur toute une série de questions, cruciales, allant de la réforme du monde du travail à la gestion de la crise financière.

Le populisme du Mouvement 5 étoiles

A ces revirements, Renzi a répondu en cédant les rênes du gouvernement à Paolo Gentiloni, bien plus souple et diplomatique que lui, mais amenuisant aussi encore un peu plus la dialectique interne à son parti, contribuant ainsi à sa scission désastreuse pour l’ensemble de la gauche. La minorité qui, l’an dernier, a quitté le parti a conçu une pancarte « identitaire » en vue des élections, rassemblant sous le nom de « Libres et égaux » toutes les microformations postcommunistes de la politique italienne. Mais il est évident qu’après les élections, et quel qu’en soit le résultat, ce bandeau laissera de nouveau la place à la constellation de sigles dont il était issu.

Le Parti démocrate, de son côté, est en coalition avec le parti radical (Radicaux italiens) d’Emma Bonino, entièrement tourné vers une identité européenne, et avec une liste civique populaire [Civica popolare (CP)] qu’ont rejointe nombre d’anciens électeurs du centre droit, pourtant à mille lieues de la tradition réformiste. Cet électeur progressiste – dont je suis – aura donc bien du mal à voter pour la coalition de centre gauche, encore plus pour Libres et égaux.

On dit : mais, cette fois-ci, c’est différent, il y a une alternative ! Le Mouvement 5 étoiles ! Et c’est là que les choses se compliquent : comment expliquer à un citoyen étranger l’impossibilité totale, pour l’Italien dont nous parlons, de souscrire à cette « alternative » ? Il ne s’agit pas d’un phénomène réactif face à la crise économique et à l’immigration – cette force-là, on l’a vu, s’est inscrite au centre droit –, mais il est évident que le phénomène est populiste, et ce depuis sa naissance, au lendemain du « V-Day » (abréviation de « Vaffanculo Day »), lancé sur les places italiennes en 2007.

Je-m’en-foutisme

Ce n’est pas une force de gauche comme Podemos et, pourtant, le mouvement s’est approprié de nombreuses thèses de la tradition progressiste. Il n’est pas né comme une expression de la bourgeoisie qui, à travers les universités, les professions libérales, la franc-maçonnerie et d’autres associations transversales, contrôle depuis toujours l’Italie, mais il ne lui est pas non plus complètement étranger. Beppe Grillo, son fondateur et garant, s’en est bizarrement écarté, prétextant que le mouvement, désormais, avait mûri et pouvait continuer sa route sans lui – laissant à tous l’impression d’une violente crise en interne.

Dans les villes où il a obtenu mandat pour gouverner, la faiblesse des candidats qu’il s’est choisis a éclaté au grand jour. Que l’on songe à l’échec cuisant de Virginia Raggi comme maire de Rome, dont personne ne peut ignorer les effets. Ni mon père ni moi ne pourrions accepter qu’un tel désastre s’étende à tout le pays. « Uno vale uno » (« un vaut un ») est sûrement le slogan le plus vide jamais inventé. Et un leadeur de 32 ans [Luigi Di Maio, qui a succédé à Beppe Grillo en 2017], incapable de parler correctement l’italien, dont l’unique expérience professionnelle est celle d’agent de sécurité dans la tribune VIP du stade San Paolo de Naples, me semble être plutôt un danger qu’un candidat sérieux à la présidence du conseil.

Mon grand-père, peut-être, pourrait voter pour le Mouvement 5 étoiles, lui qui a toujours revendiqué son je-m’en-foutisme et qui, aux dernières élections pour lesquelles il s’est rendu aux urnes, en 1983, a glissé une tranche de jambon dans son bulletin, accompagnée de ces mots : « Allez-y, gavez-vous encore ! » Mais pas moi. Ni mon père, s’il était encore là. Alors, en faisant abstraction de tout, comme si la situation actuelle n’existait pas, pour la première fois, nous serions allés voter sans nous être disputés et pour la première fois, et à contrecœur, nous aurions coché la même case sur notre bulletin.

Par Sandro Veronesi, ecrivain et scénariste, lauréat, en 2008, du prix Femina étranger pour "Chaos calme" (Grasset, 2008). Traduit de l’italien par Pauline Colonna d’Istria.

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