Elections législatives en Turquie : implications d'une victoire annoncée

Les élections législatives qui se déroulent ce dimanche 12 juin en Turquie ont donné lieu à la campagne la plus tendue et violente depuis des années : affrontements lors de meetings, débats à la limite de l'échange d'insultes entre les dirigeants des principaux partis politiques, démissions suite à des scandales sexuels… Le jeudi 2 juin à Hopa, une personne a trouvé la mort durant un meeting du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan qui a viré à la catastrophe lorsque les forces de l'ordre ont ouvert le feu et lancé des bombes lacrymogènes sur des manifestants.

Ce climat d'extrême tension peut sembler étonnant pour des élections dont les résultats ne seront vraisemblablement guère différents de ceux de 2002 et de 2007 qui ont porté, à deux reprises, l'AKP (Parti de la justice et du développement) seul au pouvoir. En effet, le parti d'Erdogan est donné vainqueur dans tous les sondages, avec des intentions de vote autour des 40%. Le parti kémaliste (CHP – Parti républicain du peuple) devrait encore une fois se classer deuxième et retrouver sa place de principal parti d'opposition, alors que le parti nationaliste du MHP (Parti de l'action nationaliste) essaiera de se maintenir au dessus du barrage électoral des 10%. Le parti pro-kurde du BDP (Parti de la paix et de la démocratie) présente, quant à lui, uniquement des candidats indépendants pour contourner ce même barrage électoral. Tout d'abord un premier constat s'impose : la décennie sous le gouvernement de l'AKP n'a pas favorisé l'apparition d'un mouvement politique alternatif, à gauche comme à droite. Alors que la Turquie a très souvent connu des gouvernements de coalition avec un grand nombre de partis (libéraux, centre droite, sociaux-démocrates…) depuis la fin des années 1980 et tout au long des années 1990, le paysage politique depuis 2002 s'est considérablement figé et stabilisé.

Pour autant, cette stabilité et l'apparente prévisibilité des résultats peuvent être trompeuses. Les élections du 12 juin qui renouvèleront la totalité des 550 sièges de députés à la Grande assemblée nationale turque comportent des enjeux capitaux pour l'avenir du pays. Une éventuelle grande réforme constitutionnelle, au cœur des débats, notamment depuis la révision partielle réalisée par référendum le 12 septembre 2010, constitue l'élément le plus important qui fait de ces élections législatives, de facto, une élection pour une assemblée constituante. Au pouvoir depuis bientôt dix ans, l'AKP a plusieurs fois déclaré qu'il procéderait à l'élaboration d'une Constitution entièrement nouvelle, qui enterrerait par conséquent celle en vigueur, élaborée par la junte militaire en 1982, deux ans après le coup d'Etat du 12 septembre 1980. Bien qu'aucun groupe politique ne conteste la nécessité d'une nouvelle Constitution "civile", le premier désaccord concernait le calendrier de sa réalisation. Au lendemain du référendum constitutionnel de septembre 2010, le CHP et le BDP avaient exprimé leur volonté de procéder aussitôt à l'élaboration d'un nouveau texte, mais le parti de la majorité a préféré attendre les élections législatives et la composition de la prochaine assemblée. Cette décision correspond à une tactique assez simple et qui donne toute son importance au scrutin du 12 juin : au lendemain des élections l'AKP pourrait disposer d'un nombre de députés suffisant pour préparer et voter la nouvelle Constitution sans passer par l'accord d'aucun autre parti politique. En effet, la Constitution actuelle prévoit qu'elle peut être révisée avec l'accord d'une majorité des deux tiers des députés. Pour l'AKP, l'objectif ambitieux consiste donc à rassembler 367 sièges. Cependant, ce pari d'Erdogan a relativement peu de chances de réussir compte tenu des scores des deux dernières élections et des sondages d'opinion. Un seul scénario semble pouvoir créer une telle configuration : celui qui verrait les nationalistes du MHP rester en dessous du barrage électoral. Dans ce cas précis où dans une circonscription un parti remporte la majorité des suffrages, mais n'est pas en mesure d'obtenir un siège à cause du barrage des 10%, c'est le parti arrivé en deuxième position qui obtient un député (à condition qu'il ait dépassé, lui, les 10% à l'échelle nationale). Or, dans la plupart des villes où le MHP arrive en tête, le deuxième parti est quasi-systématiquement l'AKP. Reste à savoir si le parti nationaliste de Devlet Bahçeli va réussir à se maintenir dans l'Assemblée. Force est de constater que cette formation s'est affaiblie depuis 2007, particulièrement à cause du discours de plus en plus nationaliste du Premier ministre. Les résultats du référendum du 12 septembre 2010 étaient l'illustration de ce phénomène (seul parti à soutenir le "oui", l'AKP avait atteint ses objectifs avec 58% de résultats favorables au changement constitutionnel, y compris dans de nombreuses circonscriptions considérées comme les bastions des nationalistes) et ont permis à Erdogan d'entrevoir sérieusement la possibilité de récupérer un grand nombre de suffrage du MHP.

C'est dans cette configuration de calculs politiques complexes qu'est survenu, courant mai, un important scandale qui a secoué le MHP, en poussant dix de ses responsables à la démission. Même si c'est un courant nationaliste se disant alternatif qui a revendiqué la diffusion des vidéos compromettantes, le leader d'extrême droite a de suite crié au scandale et accusé l'AKP d'avoir monté un complot visant à affaiblir le MHP. Dans tous les cas, soit le coup de théâtre n'a pas eu un grand impact sur le parti d'extrême droite, soit celui-ci a compensé la perte d'électeurs due à cette affaire de mœurs par le gain de nouveaux sympathisants qui y ont vu un complot. En effet, dans les intentions de vote, le score potentiel du MHP n'a presque pas changé et gravite très légèrement au dessus des 10%.

D'autre part, ces élections seront un véritable test pour le "nouveau CHP" et son leader Kemal Kiliçdaroglu. Celui que ses sympathisants surnomment "Gandhi Kemal" et qui a succédé à Deniz Baykal le 22 mai 2010, a radicalement changé le discours de son parti. L'ère Baykal avait vu le CHP se cantonner à une ligne réduite à la promotion de valeurs républicaines et laïques autoritaires, militaristes et nationalistes, et une absence flagrante de discours économique et social qui l'avait coupé du peuple, notamment des couches défavorisées. Kiliçdaroglu pour sa part, semble vouloir renouer avec la social-démocratie, censée être une composante historique du CHP. Depuis son arrivée à la tête du parti, il se range systématiquement du côté des ouvriers et des syndicats, tend la main aux Kurdes, semble plus tolérant sur la délicate question du voile dans les universités et propose un visage beaucoup plus humble et moins élitiste que son prédécesseur. C'est sans doute en partie grâce à l'influence de Kiliçdaroglu que, pour la première fois depuis 2002, les thèmes déterminants de la campagne ont été la pauvreté, le chômage, la corruption, etc. Autrement dit, le CHP propose un discours de gauche. Mais celui-ci est-il sincère ? Pourrait-t-il s'agir d'une politique concrète qui irait au-delà des déclarations d'intentions ? C'est pour ces raisons que les élections du 12 juin sont primordiales pour le CHP de Kiliçdaroglu. Même s'il n'a aucune véritable chance de les remporter, le parti kémaliste pourrait, s'il obtenait de meilleurs résultats par rapports aux précédentes (19% en 2002 et 20% en 2007), s'installer dans le rôle d'une opposition de gauche sociale-démocrate crédible, sûrement beaucoup plus menaçante pour l'AKP.. En effet, bien qu'étant un parti libéral de droite, et en l'absence du moindre parti de gauche efficace, ce dernier avait su remporter une grande partie des suffrages des couches populaires et défavorisées. Cette possibilité rend d'ores et déjà optimiste une partie de l'électorat turc de gauche. En revanche, ce scénario n'apparaît pas acquis pour autant. Kiliçdaroglu a procédé, dès sa prise de fonctions, à un changement assez radical concernant les dirigeants du parti. Malgré cela, il ne fait pas l'unanimité chez tous les cadres du parti. Même si ces opposants font profil bas pour l'instant, ils sont présents et il suffirait d'une contreperformance du CHP pour que l'avenir de "Gandhi Kemal" s'assombrisse. Certains proches du parti évoquent même un possible retour de Baykal, en cas d'échec aux prochaines élections.

Concernant la future Constitution, le CHP a émis un certain nombre de propositions très concrètes, qui constituent une rupture claire avec la ligne de Baykal : suppression ou baisse considérable (5% au maximum) du barrage électoral, révision de la législation sur la dissolution des partis politiques, voire même un débat sur l'objection de conscience pour le service militaire. Ces propositions ne sont pas si loin de celles du BDP. Le parti pro-kurde avait publié, à l'occasion du référendum constitutionnel en 2010, un modèle de Constitution. Ironiquement, le seul parti qui ne donne pratiquement aucun indice sur ses projets constitutionnels demeure celui qui se chargera (avec ou sans besoin de passer par un compromis avec les autres partis) vraisemblablement de sa rédaction : l'AKP. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan continue d'exprimer sa volonté de passer à un régime présidentiel – et donc de se faire élire président de la République aux prochaines élections présidentielles –, mais cette réforme divise même au sein de son parti, le Président actuel Abdullah Gül y étant opposé. L'AKP a aussi plusieurs fois déclaré qu'il n'était pas favorable à la baisse du barrage électoral, qu'il considère comme un danger pour la stabilité politique et économique. A part ces éléments, aucune proposition concrète n'a pour le moment été exprimée par le gouvernement. Dimanche 12 juin, les électeurs turcs ne voteront pas seulement pour élire leurs députés mais de fait, une Assemblée constituante (même si malgré toutes les déclarations, il n'est pas garanti qu'il y aura une nouvelle Constitution).

Le grand absent de cette campagne mouvementée aura sans aucun doute été la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Assurément, dix ans après l'arrivée au pouvoir de l'AKP et six ans après l'ouverture des négociations, ce sujet ne fait plus partie des préoccupations majeures de l'électorat turc. Alors qu'au début des années 2000 existait un véritable engouement, le gel des négociations et l'opposition farouche de certains leaders européens, notamment Nicolas Sarkozy, ont créé un sentiment de désillusion et d'indignation dans l'opinion publique turque.

Désormais, les partisans d'une adhésion ne dépassent pas les 45%. Mais ce sentiment traduit une conviction que l'UE ne voudra jamais de la Turquie et pourrait évoluer rapidement si les Etats européens envoyaient des signaux positifs à Ankara. De son côté, dans une démarche populiste, Erdogan s'est servi de ce sentiment de désenchantement en multipliant les sorties intempestives contre la France et l'UE afin d'assurer son statut de leader courageux et charismatique.

Ces élections législatives seront déterminantes pour l'avenir politique de la Turquie, à court et moyen termes. Après dix années passées à gouverner seul, l'AKP connaît une nette dérive autoritaire (de nombreux journalistes en prison, censures de plus en plus importantes de sites internet) et tente de centraliser le pouvoir autour du gouvernement (accaparation de fait du système judiciaire). Même s'il semble acquis que, le 12 juin, le parti d'Erdogan sera une nouvelle fois victorieux, un recul du nombre de sièges serait un premier signe d'épuisement pour ce parti qui, depuis sa fondation en 2001 (juste avant les élections de 2002), a toujours été au gouvernement et augmenté son score à chaque élection. Si la configuration politique ne devrait vraisemblablement pas être modifiée à l'Assemblée, jamais les petits calculs n'auront eu une telle importance. L'intensité de la campagne électorale ne fait finalement que refléter l'importance des enjeux du scrutin.

Alican Tayla, chercheur à l’IRIS.

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