Elections présidentielles afghanes : tournant historique ou miracle en péril ?

Des villageois afghans chargent des urnes et du matériel électoral sur un âne pour les transporter jusqu'à des bureaux de vote difficiles d'accès, 13 juin 2014. (Photo Wakil Kohsar. AFP)
Des villageois afghans chargent des urnes et du matériel électoral sur un âne pour les transporter jusqu'à des bureaux de vote difficiles d'accès, 13 juin 2014. (Photo Wakil Kohsar. AFP)

Le 5 avril dernier près de sept millions d’Afghans sur onze millions d’inscrits, dont 40% de femmes, sont allés voter au premier tour des élections présidentielles afin de permettre la première transition politique démocratique de l’histoire du pays. Malgré les conditions climatiques, la pauvreté, les distances, et surtout les menaces d’attentats et de représailles des talibans, un peuple déterminé a convergé vers les bureaux de vote disséminés à travers le pays pour exercer son droit souverain. Ce faisant, il a démontré au monde son attachement à la démocratie et au progrès, ainsi que son refus de la violence et de l’obscurantisme. Les enjeux de ces élections, et leurs répercussions, sont déterminants aussi bien pour l’Afghanistan que pour la stabilité régionale.

Sur le plan interne, si le processus démocratique arrive à son terme sans encombre, il constituera un tournant fondateur pour le pays. En premier lieu, les Afghans auront pour la première fois exprimé et établi leur souveraineté face à une classe dirigeante qui n’en a historiquement jamais tenu compte. Ainsi, le futur gouvernement devra respecter le message explicite du peuple dont les sacrifices lui auront conféré le droit d’exiger désormais une gouvernance responsable, une intolérance envers la corruption et l’incompétence étatique, et des réponses concrètes à la crise économique. Ces élections constitueront aussi un tournant dans l’émergence d’une véritable nation grâce à une réelle politisation du débat démocratique qui aura fissuré les barrières ethniques.

Le message des Afghans envers les talibans et leurs soutiens pakistanais est tout aussi clair. Tout en réaffirmant leurs valeurs culturelles et en se réappropriant la conception paisible de leur religion, les Afghans ont signifié de façon impressionnante leur rejet du projet taliban. La participation massive à ces élections, y compris dans les régions où l’implantation des talibans était présumée importante, a porté un coup décisif au mythe de leur enracinement social et de leur légitimité supposée.

Enfin, le peuple afghan indique aux puissances intervenantes qu’il est le seul décideur légitime concernant les questions de sécurité nationale, et que tout pourparlers engagé avec les talibans ou leurs patrons, comme ceux entrepris par les Américains et les Britanniques depuis plusieurs années, est nul et irrecevable.

Des élections et une transition politique réussie en Afghanistan auront aussi un impact déterminant sur la région. L’Afghanistan pourrait devenir une source et un exemple pour le moins inattendu pour les aspirations légitimes des peuples voisins. En Iran la démocratie n’en finit pas d’être confisquée par l’autocratie des mollahs. Le Pakistan, qui a vécu récemment la première transition politique d’un gouvernement élu à un autre, reste largement sous l’emprise du diktat des militaires, et de la menace de l’extrémisme religieux. Les républiques ex-soviétiques d’Asie Centrale sont toujours dirigées par des régimes népotiques, sclérosés et corrompus. Il est probable que les peuples respectifs de ces pays, témoins des avancées démocratiques en Afghanistan, voudront s’en inspirer et réclamer leur dû. Pour les partenaires occidentaux, dont le désengagement accéléré récent est le signe de leur découragement face à ce qui était ressenti de plus en plus comme une impasse, mais aussi le résultat de leurs stratégies politiques et militaires souvent erronées, des élections réussies changeraient très certainement la donne. Le réengagement durable de la communauté internationale, encore indispensable à l’Afghanistan, serait revigoré par une stabilisation issue des urnes.

Mais les ennemis de la démocratisation et de la stabilisation de l’Afghanistan sont nombreux, puissants et actifs tant à intérieurs qu’à l’extérieur. La théocratie iranienne voit d’un très mauvais œil l’avènement d’une démocratie «à l’occidentale» chez son voisin de l’est, tant elle craint pour ses privilèges particuliers. Une contagion démocratique facilitée par la proximité géographique et culturelle avec l’Afghanistan, de surcroît soutenue par les Etats Unis, pourrait lui être fatale. De plus, une nation Afghane renforcée, avec un gouvernement légitime, serait moins maniable face à l’influence puissante de l’Iran dans les affaires internes du pays. Pour le Pakistan, la consolidation démocratique de l’Afghanistan, et donc l’échec définitif de son instrument d’influence dans ce pays que sont les talibans, serait un revers historique. Le prix à payer serait particulièrement lourd pour les promoteurs de cette politique, à savoir les militaires et les services secrets. Or ces derniers ne peuvent justifier leurs privilèges et les dépenses démesurées de l’armée que par la réussite de la politique étrangère et sécuritaire dont ils se sont exclusivement attribué la conduite depuis la création du Pakistan. La stabilisation de l’Afghanistan par les urnes risque donc de mettre directement en cause la légitimité et la puissance des militaires pakistanais. De plus, l’extension d’aspirations démocratiques, surtout dans les régions frontalières imprégnées de mouvement indépendantiste comme le Baloutchistan et le Khybar-Pakhtunwa, est une source sérieuse de préoccupation pour Islamabad. Enfin, l’avènement d’un gouvernement afghan élu et donc supra-ethnique signifierait la fin de l’autre pilier de la politique d’ingérence des puissances voisines en Afghanistan, à savoir l’utilisation des divisions ethniques. La panique et l’effroi de l’ISI (services secrets pakistanais) devant la réussite du premier tour des élections se sont révélés récemment au grand jour : devant l’échec patent des talibans à perturber significativement le vote, en grande partie grâce à une bonne préparation des forces de sécurité afghanes, l’ISI a limogé puis arrêté des dizaines de responsables talibans chargés de perpétrer les attentats, dont leur commandant en chef, le Mollah Abdul Quayoum Zakir (remplacé par Ibrahim Sadr). Il faut craindre, malheureusement, que le deuxième tour des élections voit une recrudescence notable des attentats.

A l’intérieur, ceux qui notamment au sein de l’appareil de l’Etat se sont fortement compromis avec les puissances voisines, sont aussi hostiles à la stabilisation démocratique du pays. Ils tenteront par tout moyen de préserver leurs privilèges personnels nourris par les réseaux d’influences des capitales étrangères. Les hommes forts auront d’autant plus recours à la corruption et à la fraude (qui sont devenues les marques des années Karzai) lors du deuxième tour, qu’ils auront obtenus des assurances d’impunités de la part des candidats.

Contre toute attente, c’est finalement le peuple qui est en train de prendre les choses en main en Afghanistan. Il le fait cette fois-ci non pas par les armes, mais pacifiquement, en reproduisant et en ravivant par son vote les gestes originels et fondateurs de toutes les anciennes démocraties. Il est rare de vivre en direct l’entrée résolue d’un vieux pays dans la démocratie. Pour que celle-ci soit définitive les vieilles nations occidentales devraient lui accorder encore leur soutien. Si ce n’est pour leurs intérêts immédiats, elles devraient le faire pour le souvenir de leurs jeunesses.

Akbal Aziz, docteur en relations internationales et diplomatie, médecin.

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