En 1989, personne n’était préparé à ce bouleversement

Tout le monde a été pris au dépourvu, le 9 novembre 1989 à Berlin, par la chute du Mur. A commencer par les Berlinois eux-mêmes qui parvenaient à peine à croire à la disparition de cette sinistre barrière qui avait divisé depuis 1961 leur pays, leurs familles, leurs destins. Mais aussi les politiques ouest-allemands. Le chancelier Helmut Kohl (1930-2017) se trouvait alors en visite officielle en Pologne et, partageant avec Lech Walesa – alors leader du syndicat Solidarnosc – ses réflexions sur les perspectives de l’unification allemande, il notait mélancoliquement qu’il ne s’y attendait pas de son vivant.

Quant aux alliés occidentaux, à commencer par les Français et les Britanniques et jusqu’aux Américains, ils étaient aussi stupéfaits par les images de l’effondrement de ce symbole que partagés entre plusieurs craintes. Tout en redoutant une possible réaction violente de Moscou avec le retour de la politique soviétique à sa version la plus dure des années de guerre froide (avec ou sans Gorbatchev à la tête de l’Etat), ils s’inquiétaient des nouvelles incertitudes qu’allait provoquer, pour leur statut de puissances victorieuses et occupantes, la perspective inattendue de l’unification allemande.

Mais même le leader soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, par qui ce bouleversement historique était en train d’arriver, n’était pas mieux préparé à voir la chute du Mur, qui ajoutait un souci de plus à la liste déjà surchargée des réformes qu’il devait affronter. Il avait interprété son accueil triomphal en République fédérale d’Allemagne (RFA), en juin 1989, comme l’approbation enthousiaste de sa politique de perestroïka [reconstruction] et de glasnost [transparence].

En réunion avec ses conseillers, tard dans la soirée du 9 novembre, il a dû entendre une vérité dérangeante : « Mikhaïl Sergueïevitch, sachez que, pour les Allemands, vous êtes avant tout porteur de la promesse de l’unification de leur nation. » Visiblement embarrassé, Gorbatchev a rétorqué impulsivement : « Mais ils doivent être conscients que, pour le moment, c’est impossible ! »

« Laissons la réponse à l’histoire »

Pourtant, déjà en septembre, accueillant au Kremlin l’ancien chancelier (1969-1974) Willy Brandt, qui lui demandait si, à son avis, les Allemands pourraient un jour vivre sous le même toit, Gorbatchev était moins catégorique, choisissant de se cacher derrière une pirouette : « Le Mur n’a pas toujours existé, donc rien ne dit qu’il sera éternel. Laissons la réponse à l’histoire. » Il ne savait pas encore que celle-ci l’attendait derrière la porte. Pour autant, il n’était pas prêt à attendre indéfiniment. Ayant accepté, non sans hésitation, l’invitation de venir à Berlin en octobre pour la célébration du 40anniversaire de la République démocratique allemande (RDA), il adressa aux membres du bureau politique du parti, en présence de son chef, Erich Honecker, cet avertissement : « Celui qui arrive en retard au rendez-vous avec l’histoire est souvent puni par elle. »

Lui-même n’avait pas perdu de temps pour miner les fondations du Mur. En décembre 1988, dans un discours magistral à la tribune des Nations unies, Mikhaïl Gorbatchev avait enterré publiquement la « doctrine Brejnev » en déclarant que l’Union soviétique ne recourrait plus à la force pour s’immiscer dans les affaires intérieures des autres pays « sans distinction de leurs systèmes politiques ». Point donc de danger de répétition des interventions de Budapest en 1956 ou de Prague en 1968. A Honecker lui-même, Gorbatchev déclarait en tête à tête qu’en cas de problèmes intérieurs les dirigeants de la RDA ne devraient plus compter, comme en juin 1953 [lors d’un soulèvement populaire sévèrement réprimé par le régime], sur les troupes soviétiques : « Elles ne sortiront pas de leurs casernes. »

Pour preuve de son sérieux, dans le même discours à l’ONU, il annonçait le retrait de l’Europe de l’Est d’un demi-million de soldats soviétiques avec leurs armes, laissant les régimes communistes face à leur population. Ce retrait unilatéral, sans aucune contrepartie de la part de l’OTAN, a été suivi quelques mois plus tard par le départ des troupes soviétiques de l’Afghanistan.

Les pays du pacte de Varsovie

Pour montrer l’exemple aux réformateurs dans l’ensemble du bloc soviétique, Gorbatchev a organisé, au printemps 1989, les premières élections multipartites en URSS depuis la prise du pouvoir par les bolcheviques. Il a fait aussi adopter par le nouveau Parlement une déclaration dénonçant l’usage de la force par sa propre armée, qui avait provoqué des morts parmi les participants aux manifestations populaires à Tbilissi, en République soviétique de Géorgie. En août de la même année, il n’a pas non plus envoyé les Spetsnaz [troupes spéciales] pour briser la chaîne humaine formée sur des centaines de kilomètres par des milliers d’habitants des Républiques baltes pour marquer l’anniversaire de la signature, en 1939, du pacte Molotov-Ribbentrop et demander sa condamnation officielle.

Dans les pays du pacte de Varsovie [alliance militaire de l’URSS et des pays d’Europe de l’Est], la réaction à ces signes venant de Moscou ne s’est pas fait attendre. En Pologne, en juin, après le feu vert donné par Gorbatchev au chef de l’Etat, Wojciech Jaruzelski, ont eu lieu les élections parlementaires libres qui, parachevant le processus dit « de la table ronde », ont porté au gouvernement les partis de l’opposition anticommuniste. Les Hongrois, à leur tour, s’étaient précipités dans la brèche ouverte par ce nouveau dégel pour réaliser la première percée dans le rideau de fer : ouverture de la frontière avec l’Autriche, offrant la possibilité de passer à l’Ouest non seulement à leurs propres citoyens, mais aussi aux nombreux touristes est-allemands.

Comme me l’a raconté par la suite Gyula Horn, le ministre des affaires étrangères hongrois de l’époque, qui avait participé à une cérémonie de coupure des barbelés refaite exprès pour être filmée par les médias, « nous n’avons pas voulu demander l’autorisation à Moscou pour ne pas embarrasser Gorbatchev ; nous savions que tant qu’il était en place nous ne verrions pas les tanks soviétiques comme en 1956, mais nous étions pressés, car nous ne savions pas combien de temps cette fenêtre de possibilités resterait ouverte ».

Dans ce paysage politique en mutation à l’Est, le mur à Berlin s’élevait comme un vestige archaïque, un genre de Colisée de la guerre froide. Sauf qu’il était encore protégé par les gardes-frontières est-allemands qui avaient l’ordre de tirer sur les transgresseurs.

Si, pour Gorbatchev, le mur était certes un fardeau politique alors qu’il espérait nouer avec l’Occident de nouvelles relations, il ne voulait pas agir en « anti-Khrouchtchev » [premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique de 1953 à 1964] en donnant l’ordre formel de sa destruction. Et encore moins paraître se soumettre au commandement que lui avait adressé le président américain Ronald Reagan lors de son passage à Berlin : « Mr President, pull down that wall ! » [« abattez ce mur »]. Il a préféré laisser aux Berlinois eux-mêmes le choix de la forme et du moment, plaçant ainsi les autorités est-allemandes devant un dilemme : s’y résigner ou tirer sur la foule, comme l’avaient fait les Chinois en juin de cette même année sur la place Tiananmen, à Pékin.

Mais Gorbatchev avait d’autres raisons, liées cette fois à la politique intérieure, pour ne pas assumer tout seul la responsabilité de la destruction du Mur. Plus que par les conséquences stratégiques de cette disparition, il était alors préoccupé par les secousses qu’allait nécessairement entraîner l’ouverture du dossier explosif de la « question allemande », non résolue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il en a fait part à François Mitterrand, à Kiev, en décembre 1989 : « Si nous ne parvenons pas à maîtriser collectivement la marche de l’Allemagne vers l’unification, vous verrez les généraux au Kremlin à ma place. »

Telle est la raison pour laquelle il a choisi de se mettre « à la tête de l’inévitable », en confirmant la « liberté de choix » précédemment donnée aux peuples d’Europe de l’Est dans son discours à l’ONU. En échange de la « braderie » des gains stratégiques obtenus par l’URSS à l’issue de la seconde guerre mondiale, dont il serait forcément accusé par ses adversaires, il cherchait à obtenir un bénéfice politique sur le plan international. En janvier 1990, il avait reçu la promesse orale du secrétaire d’Etat américain, James Baker – faite de la part de George Bush et confirmée ensuite par François Mitterrand, John Major [premier ministre britannique de novembre 1990 à mai 1997] et Helmut Kohl – que les structures militaires de l’OTAN ne seraient pas élargies vers l’Est au-delà de la frontière entre les deux Allemagnes. Il n’en continuait pas moins de chercher des solutions intermédiaires : soit le maintien des deux Etats Allemands dans les deux blocs militaires, soit la neutralité de l’Allemagne unifiée à l’exemple de l’Autriche.

Face à la pression des Occidentaux, mais surtout après le choix incontestable par la population de la RDA de l’unification des deux Etats, exprimé lors des élections de mars 1990, Gorbatchev a finalement donné à Helmut Kohl, en été de la même année, son accord pour l’entrée de l’Allemagne unifiée dans l’OTAN. Néanmoins, dans la perspective des nouvelles relations entre l’Union soviétique et l’Occident à l’issue des presque cinquante ans de guerre froide, il espérait encore négocier un prix politique « correct », réciproquement avantageux, pour cette remise en cause radicale de l’ordre de Yalta. Il proposait notamment la création d’un système collectif de sécurité sur le continent européen qui remplacerait la confrontation entre deux blocs, accompagné de l’intégration de son pays dans les structures collectives européennes sous le toit d’une « maison commune ».

Gorbatchev, lâché et trahi

Mais son rêve de voir la Russie amarrée définitivement à l’Europe pour faciliter sa modernisation et sa démocratisation n’a pas vu le jour. Lâché au sommet du G7 de juillet 1991 par les Occidentaux – ces derniers refusant de s’investir dans un projet qui n’était « plus rentable » (expression de George Bush) – et trahi par les conservateurs et les généraux dont il avait parlé à Mitterrand, Mikhaïl Gorbatchev fut forcé, le 25 décembre, à la démission. Après la dissolution du pacte de Varsovie et l’effondrement de l’URSS, oubliant les promesses faites à Gorbatchev, les partenaires occidentaux de la Russie post-soviétique ont fait le choix de « l’otanisation » précipitée de l’Europe de l’Est. La construction de la maison européenne, dont l’élargissement a été rendu possible grâce à la disparition du mur de Berlin, s’est poursuivie sans la Russie. Des deux côtés, les nouveaux dirigeants – russes et occidentaux – se sont alors mis avec une certaine énergie à reconstruire les lignes de démarcation séparant la Russie et l’Europe.

Renvoyée vers sa composante asiatique et son passé impérial, aujourd’hui dirigée par un président qui considère que l’éclatement de l’Union soviétique représente « la plus grande catastrophe géopolitique du XXsiècle », la Russie de Vladimir Poutine, rompant les liens historiques et culturels avec sa famille européenne, continue une dérive stratégique et politique en direction de la Chine. Alors que, dans la « maison commune » avec la Russie rêvée par Gorbatchev, l’Europe aurait pu avancer jusqu’au Pacifique, elle risque bientôt de voir s’ériger à sa frontière orientale une extension de la Grande Muraille de Chine qui prendrait la place du mur de Berlin disparu.

Andreï Gratchev, Historien et journaliste.


Historien, politiste, spécialiste des relations internationales, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, dont il fut le porte-parole officiel d’août à décembre 1991, Andreï Gratchev est établi depuis cette date en France. Invité de plusieurs établissements universitaires européens, il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, notamment Gorbatchev. Le pari perdu ? De la perestroïka à l’implosion de l’URSS (Armand Colin, 2011) et Un nouvel avant-guerre ? Des hyperpuissances à l’hyperpoker (Alma, 2017).

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