En Afghanistan, une guerre privatisée

En juin 2009, l’Afghanistan comptait 74 000 contractors («mercenaires») pour 55 000 soldats américains (dont 7% sont armés, soit environ 5 200 Occidentaux, auquel il faut rajouter 2 000 ressortissants du tiers-monde et près de 20 000 employés afghans). La nouvelle politique impulsée par Obama ne va faire qu’accroître leur nombre. A mesure que le marché irakien se ralentit, les sociétés militaires privées basculent leurs activités en Afghanistan. Un phénomène de migration qui apparaît clairement à la lecture des statistiques. Si l’on s’en tient aux projections actuelles, le contingent privé pourrait atteindre un volume compris entre 120 000 et 140 000 privés pour 120 000 à 130 000 militaires réguliers (dont 100 000 Américains) d’ici à la fin 2010, soit un pic démographique analogue à celui qu’a connu l’Irak en 2007-2008, au plus fort des violences.

La formation des forces de police et de l’armée nationale afghane (ANA) reste le principal marché pour les sociétés militaires privées (SMP). En 2009, le volume des instructeurs de la police accusait un déficit de 67% par rapport aux objectifs initiaux et de 30% dans le cas de l’ANA. 15 milliards de dollars (11,2 milliards d’euros) ont déjà été consacrés à cet effort depuis 2001 (23 milliards pour l’Irak), avec des résultats pour le moins mitigés.

L’administration Obama prévoyait de dégager une enveloppe supplémentaire de 2 milliards de dollars pour l’année fiscale 2009 afin de renforcer l’assise des forces de sécurité et augmenter leur volume à 400 000 hommes (une somme qui représente le double du budget du gouvernement afghan). Une part substantielle de ce montant a été déjà été aspirée par le secteur militaire privé, alors que les capacités de projection de l’armée américaine ont depuis longtemps atteint leur point de rupture.

Dyncorp, qui comptait, il y a deux ans, 600 instructeurs et 1 000 conseillers détachés auprès du ministre afghan de l’Intérieur, est très actif sur cette niche. Blackwater - qui s’est rebaptisé Xe Services pour se refaire une virginité -, est sur les rangs pour décrocher un contrat de formation de 693 millions de dollars. Aegis gère, comme en Irak, la coordination des sociétés de sécurité privée, des entreprises civiles et des forces du génie américain sur le champ de bataille.

Le ciel est pourtant loin d’être au beau fixe pour les Anglo-Saxons, à mesure que les sociétés de sécurité afghanes se développent et prolifèrent. En effet, le modèle américain de privatisation de la guerre a fait des émules parmi les seigneurs de guerre, fraîchement reconvertis en commandants de police. Comme au Nigeria, où l’armée et la police sous-louent leurs services aux multinationales (phénomène des «policiers fantômes»), les firmes occidentales doivent désormais faire face à une concurrence féroce de la part des sociétés locales, dirigées par des Afghans et répondant au seul droit local.

Un coup de filet retentissant avait eu lieu en 2007 et abouti à l’arrestation de plusieurs dirigeants occidentaux. L’objectif officiel du gouvernement Karzaï était alors d’écarter les moutons noirs, mais la réalité est bien plus triviale : prendre des parts de marché aux Américains et aux Anglais. L’intervention de l’ambassadeur William Wood avait permis de conjurer la crise qui menaçait de dégénérer. Plusieurs SMP afghanes ont émergé depuis. On citera entre autres Asian Security Group, détenue par un cousin de Karzaï, forte de 10 000 miliciens et dont le capital est à 100 % national ; Khawar, fondée par Din Muhammad Jorat, ancien directeur de la sécurité du ministère afghan de l’Intérieur ; ou encore Sherzai (qui a signé 39 contrats avec l’armée canadienne), dirigé par l’ancien gouverneur de la province de Kandahar, Gul Agha Sherzai, un des plus vieux soutiens de Karzaï. Difficile de ne pas voir les collusions fécondes de ces firmes avec le pouvoir en place de la République islamique et les responsables du narcotrafic.

L’Irak va suivre une trajectoire similaire, puisqu’à partir de 2011, seules les sociétés sous licence irakienne seront autorisées à opérer. Les Anglo-Saxons contourneront le problème en créant des joint-ventures avec leurs collègues irakiens, court-circuitant l’application des réformes juridiques promues à partir de 2007 aux Etats-Unis pour mieux encadrer les mercenaires (notamment celle de l’Uniform Code of Military Justice). Mais les gains devront désormais être partagés. En quelque sorte la fin de l’âge d’or irakien pour l’industrie néomercenaire.

Un contexte qui rappelle une autre histoire, terriblement proche, celle de l’opération Cyclone. La fantasmagorie du Grand Moyen-Orient, reprise par Obama, a sa propre tératologie et les Américains recréent à nouveau des monstres avec lesquels les forces de l’Otan devront composer.

Dans les années 1980, la CIA et le MI6 avaient ainsi formé et soutenu militairement le Hezb-e-Islami d’Hekmatyar et le Maktab al-Khadamat de Ben Laden et d’Abdallah Azzam contre l’Union soviétique. Un financement des moudjahidin pakistano-afghans qui avait servi de marchepied à Ben Laden pour consolider le futur mouvement Al-Qaeda. La société Keany Meany Services, antenne du MI6, avait joué un rôle actif dans l’armement des milices. Ce n’est donc pas un hasard de retrouver aujourd’hui son héritière, Saladin Security, en Afghanistan.

Sachant que l’armée américaine ignore ce qu’il est advenu de près de 87 000 armes sur les 242 000 livrées à l’ANA entre 2004 et 2008, probablement passées directement dans les mains des talibans, la «guerre juste» d’Obama est loin de promettre des lendemains enchanteurs aux forces supplétives de l’Otan, françaises au premier chef.

Georges-Henri des Vallons, expert en questions de défense, Institut Choiseul. Dernier ouvrage paru : Irak, terre mercenaire, Favre, 2010.