En Algérie, la normalisation politique est un leurre

Depuis l'annonce de la chute de Ben Ali, quatre jeunes chômeurs se sont immolés en Algérie. Alors que des rassemblements pacifistes commencent à s'organiser à intervalles réguliers dans le pays afin de canaliser la colère exprimée lors des émeutes qui ont eu lieu au début du mois, l'assurance du gouvernement algérien à considérer que "la page est tournée" laisse perplexe.

Relayée par les médias internationaux, la thèse d'"émeutes de la faim" apaisées par la décision du conseil des ministres de baisser le prix de l'huile et du sucre il y a une semaine ne peut occulter l'impossible normalisation d'un pouvoir politique fonctionnant principalement sur la répression.

Certes, les jeunes émeutiers et chômeurs qui continuent de manifester n'ont jamais prétendu être à l'avant-garde d'un printemps arabe, mais leur action a brutalement démontré l'échec de la gouvernance clientéliste et rentière du pays. Bien au-delà du rejet de la vie chère, ces émeutes ont révélé l'entérinement d'un mode protestataire basé non plus sur la négociation politique mais sur la confrontation directe avec l'Etat.

Il faut dire que les autorités ne sont pas habituées à cette assignation à rendre des comptes que sont les émeutes. Impuissantes à trouver de vraies solutions politiques, elles commettent les mêmes erreurs depuis dix ans. D'abord, il est inopérant, comme l'a fait dimanche 16 janvier le ministre de l'intérieur, de considérer les émeutiers comme des agents manipulés par des "cercles économiques et politiques" ici "gênés" dans leurs intérêts par les réformes du gouvernement. Lire ces événements à l'aune de la lutte des clans au pouvoir en vue de l'élection présidentielle de 2014 signe le refus de la classe dirigeante de reconnaître ses responsabilités et ne fait qu'accroître son illégitimité.

Le gouvernement refuse de reconnaître la capacité de contrainte du peuple sur ses décisions. La thèse de la manipulation est systématiquement accompagnée d'une délégitimation des demandes de la rue. Sa lecture des émeutes de 1988 qui l'ont forcé à décréter le multipartisme ? "Un chahut de gamins." Celles des insurrections du printemps noir de 2001 qui ont permis une reconnaissance timide de l'identité berbère du pays ? Une déferlante de voyous kabyles sur Alger. Qui sont ceux qui étaient dans la rue ces derniers jours ? Des adeptes "de la rapine".

En refusant d'inscrire ces soulèvements dans l'histoire politique du pays, l'Etat laisse place à une dangereuse culture de la haine du pouvoir, père et fils se révélant comment en 1988 pour l'un et en 2011 pour l'autre ils ont eu la chance d'être relâchés par la police, nus dans les rues d'Alger. A des ministres qui les qualifient de voyous et de voleurs, nombre des 1 100 personnes arrêtées cette fois renvoient en effet le compliment. Certains ont même débuté une grève de la faim, rejetant ironiquement paquets de sucre et bidons d'huile.

La seconde erreur est de vouloir répondre au désespoir provoqué par les inégalités par une redistribution clientéliste de logements sociaux ou par le subventionnement de produits importés qui, in fine, ne profitent qu'aux spéculateurs. Les jeunes chômeurs ou employés n'ayant perçu aucun salaire depuis plusieurs mois et qui tentent régulièrement de se suicider lors des émeutes demandent avant tout le rétablissement de leur dignité. Ce sont eux qui rejettent le plus violemment l'irrationalité économique d'un Etat rentier qui, en finançant des contrats de première embauche à hauteur de 50 euros par mois, ne fait qu'immobiliser ses jeunes diplômés.

Loin de croire à la normalisation malgré l'accalmie des émeutes, donc, les algériens attendent la suite. La grande majorité de la population a dénoncé les vols et l'insécurité qui ont prévalu ces derniers jours, mais a aussi clairement soutenu les protestations. Le dilemme qui se pose aux Algériens n'est pas simple. Comment, dans un pays toujours sous état d'urgence, envisager de descendre dans la rue avec de vraies demandes politiques et sans violence alors que toute marche pacifique a été interdite par décret depuis 2001 ? Sur Facebook, les annonces de rassemblements pacifiques depuis la fin des émeutes de janvier amènent des milliers de personnes a confirmé qu'elles "participeront". Par manque d'informations ou par peur, seule une centaine se déplace réellement. Il est toutefois indéniable que la répression des émeutes et des marches pacifiques a renforcé un sentiment de résistance politique. Sur Internet, dans les cafés, au travail, dans les universités, tous en appellent au changement, mais de moins en moins à l'Etat.

C'est sans doute la principale leçon à tirer de la récurrence des émeutes en Algérie. Les Algériens tentent désormais de régler leurs problèmes de façon autonome, désintéressés par les questions de réforme de l'Etat et de changement de régime. Il est vrai que, face à des décideurs qui les ignorent, organisent leurs propres élections et leur ordonnent d'être satisfaits, les citoyens ont depuis longtemps été contraints à ne compter que sur eux-mêmes. Mais payer à ses enfants des cours privés pour pallier un système scolaire en échec, se procurer des médicaments introuvables ou simplement une fiche d'état civil grâce à ses connaissances ne représentent que des solutions individuelles de survie.

En parallèle, de nombreuses micro-mobilisations politiques ont éclos. Elles tentent de faire renaître un sentiment d'appropriation des affaires du pays sans passer par la vie politique officielle. On devrait ainsi se pencher d'avantage sur les initiatives collectives qui fleurissent au sein des comités de quartier ou sur le sens de ces vidéos postées sur YouTube par de simples citoyens visant à dénoncer des flagrants délits de corruption en caméra cachée. Ces initiatives sont pour la plupart le fait de jeunes qui n'ont quasiment aucune socialisation politique préalable et tentent ainsi de renverser le rapport de force avec l'Etat.

De l'extérieur, les émeutes qui se sont déroulées dans la région ont été jaugées comme un phénomène maghrébin. La même vision prévaut en Algérie, où citoyens et partis politiques projettent sur la Tunisie leur fantasme d'union du peuple. Du côté des partis algériens, voir communément islamistes, gauchistes, syndicats, ligue des droits de l'homme et étudiants tunisiens se joindre aux demandes du peuple laisse admiratif.

Longtemps uniquement employée à négocier avec le pouvoir son statut de rivale, l'opposition algérienne ainsi qu'un groupement d'avocats ont appelé à la libération de tous les émeutiers.

Ainsi, les émeutes au Maghreb nous démontrent qu'il n'y a pas là des peuples sans voix, sans envies ou sans idées, simplement des peuples sans Etats.

Amel Boubekeur, sociologue, spécialiste du Maghreb et des questions d'islam en Europe.

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