En Allemagne, le sentiment d’unité n’a donc jamais été aussi mauvais depuis 1989

Il y a un an pile ou presque, j’avais écrit dans Die Zeit une tribune demandant la suppression de la fête nationale du 3 octobre – un texte écrit dans un mouvement d’humeur, plutôt que mûri de longue date. Ce 3-Octobre n’est pas tout à fait le 14-Juillet ; il n’est pas encore aussi ancien. Mais nous, Allemands, fêtons ce jour-là l’unité allemande. L’année passée, nous l’avons fait pour la vingt-huitième fois.

Je protestais avant tout, dans cette tribune, contre notre manière de fêter ce jour-là. Ce mélange de mise en scène hollywoodienne et de bonne humeur forcée m’agace. Dans la mesure où, du côté est de l’Allemagne, des pans entiers de la société sont poussés dans les bras de l’extrême droite depuis la dite crise migratoire de 2015, de telles festivités me semblent tout à fait déplacées. Avec les élections législatives de 2017, l’AfD, la formation populiste d’extrême droite, est devenue un parti de première importance dans tous les Länder de l’ancienne Allemagne de l’Est. Leurs citoyens, hélas, votent aujourd’hui en masse contre ce système démocratique pour lequel nous étions descendus dans la rue à l’automne 1989. Il faut bien qu’entre-temps quelque chose ait sérieusement dérapé pour que nous connaissions aujourd’hui une situation pareille.

Je fus alors surprise de constater que de nombreux lecteurs voyaient les choses de la même manière que moi. Beaucoup m’en firent part dans les jours qui suivirent la parution de cette tribune. Ces lecteurs vivaient dans l’ex-Allemagne de l’Est, ils étaient d’âges et de milieux sociaux très différents. Parmi eux, beaucoup ayant « réussi » après 1989, pour le dire un peu vite ; c’est-à-dire ayant mené depuis une vie heureuse et confortable. Eux aussi n’entendaient plus se soumettre à cette culture officielle du souvenir.

Le temps du mutisme et de l’indifférence est révolu

Si j’ai repensé à tout cela, c’est aussi parce que nous approchons à grands pas du trentième anniversaire de la chute du Mur, qui sera fêté le 9 novembre. Ses préparatifs sont en cours depuis des mois. De nombreuses villes accueilleront à cette occasion diverses manifestations, débats publics et autres tables rondes. Il faut absolument dire ici que les citoyens de l’ex-Allemagne de l’Est restent fréquemment entre eux, parce qu’un tel constat en dit long sur notre manière d’envisager les transformations connues par le pays depuis cette date.

D’une certaine manière, l’unité allemande est restée une affaire regardant uniquement les Allemands de l’Est, de même que l’intégration est souvent envisagée comme de la seule responsabilité des migrants – dans les deux cas, une sorte de dette à acquitter, de façon unilatérale. Oui, les Allemands de l’Est occupent en Allemagne une position proche à certains égards de celle des migrants ; du moins sont-ils – à l’exception d’Angela Merkel – sous-représentés dans les élites nationales, comme le sont les populations issues de l’immigration. Les deux groupes sont également souvent confrontés, sur le même mode, aux stéréotypes négatifs, aux clichés et aux préjugés.

En Allemagne, le sentiment d’unité n’a donc jamais été aussi mauvais depuis 1989. Mais il me faut reconnaître que je tiens cela pour un progrès, pour une évolution allant dans le bon sens. Nous pouvons enfin oser plus de vérité, car il est grand temps pour l’Est et l’Ouest de se regarder droit dans les yeux, avec franchise. La poussée de la droite extrême y oblige. Le temps du mutisme et de l’indifférence est révolu. Et le défi des mois et des années à venir consistera à faire enfin prendre conscience à la nation entière des expériences vécues par les Allemands de l’Est depuis la chute du Mur, à faire en sorte que les Allemands se retrouvent tous dans les récits qui en seront donnés, qu’ils s’y sentent d’une certaine façon comme chez eux, parce que ce sont eux qui donneront à ces récits leur tonalité, qui décideront de leur « timbre », qui en offriront l’interprétation.

L’ex-RDA se révèle affaiblie, vieillie et masculinisée

Pour de nombreuses oreilles d’Allemagne de l’Ouest, les itinéraires de vie est-allemands ont encore tout du lamento mais, en vérité, la plupart d’entre eux ont été faits à la fois de succès et d’échecs, de bonheurs et de malheurs, d’euphorie et de mélancolie – autant d’éléments qui s’y retrouvent étroitement réunis. La révolution pacifique avait été une expérience indescriptible – un moment de conquête de libertés et de droits fondamentaux : liberté d’opinion, liberté de la presse, liberté de se déplacer à l’étranger, liberté de vote…

Et puis, brusquement, le sol se déroba sous les pieds de la grande majorité des Allemands de l’Est. Tout au long des années 1990, presque 80 % d’entre eux virent leur lieu de travail disparaître ; presque 3 millions d’entre eux rejoignirent l’Allemagne de l’Ouest. Aujourd’hui, faute de nouvelles générations formées comme il conviendrait, l’ex-Allemagne de l’Est se révèle dramatiquement affaiblie, vieillie et masculinisée, parce que ce sont surtout les jeunes femmes qui sont parties. L’infrastructure économique n’a pu, elle non plus, résister à cet effondrement social. Comparé à l’ouest, l’est de l’Allemagne est aujourd’hui un espace pour l’essentiel désindustrialisé.

En presque vingt-cinq années, peu de choses auront au fond été dites sur cet effondrement, parce que nos médias envisagent le pays réunifié en adoptant une perspective très ouest-allemande. Ces Allemands de l’Est qui jetaient un regard critique sur le processus de réunification étaient accusés de se plaindre sans cesse. Des habitués de la jérémiade, ainsi nous désigna-t-on longtemps et volontiers. Après 1989, la plupart des familles auraient eu leurs « ratés » et leurs « parvenus ». Mais, en vérité, il y eut surtout une vaste zone grise ; nulle part il n’y eut du noir et du blanc, du vrai et du faux. Beaucoup voulurent le dire, mais il y eut peu de monde pour leur prêter attention.

Une certaine morosité domine aujourd’hui en Allemagne

Alors que la situation économique de la plupart des familles est-allemandes s’est améliorée depuis 1989, l’ascenseur social n’a pas fonctionné pour la majorité d’entre elles. Le processus de transformation avait déclenché une mobilisation et un changement social proprement inconcevables pour une société développée. Beaucoup perdirent leurs positions et les statuts allant avec. Ce processus ne se révéla une aubaine que pour une minorité.

Evoquons pour finir ces jeunes générations qui s’expriment aujourd’hui et racontent leurs expériences marquantes. Les gens âgés de 25 à 40 ans, qui n’ont que des souvenirs d’enfant de la RDA ou qui n’en ont aucun, se ressentent de nouveau est-allemands, en dépit de cette (quasi) absence de souvenirs. Ce sont les enfants des lendemains du tournant [Nachwendezeit], des lendemains de la transformation. Ils ont souvent étudié en Allemagne de l’Ouest, souvent aussi à l’étranger – comme je l’ai fait à Aix-en-Provence et à Paris –, et ils peuvent participer aux débats avec une assurance dont leurs parents manquaient. Ce passage de témoin entre générations libère pour le moment une formidable énergie, les parents se réjouissant par ailleurs que leurs enfants prennent la parole pour eux, disent ce qu’ils auraient volontiers dit s’ils l’avaient pu.

Oui, c’est une certaine morosité qui domine aujourd’hui en Allemagne. Mais, comme on le dit si joliment, un être humain doit avoir de temps à autre un accès de fièvre pour être en bonne santé. Peut-être deviendrons-nous un jour un pays uni, même si les différences nous séparant semblent plus nombreuses que les points communs. C’est cela que nous devrions commencer par accepter.

Jana Hensel est journaliste et écrivaine. Née en 1976 à Leipzig, elle a étudié les langues et la littérature allemande et romane à Leipzig, Aix-en-Provence et Berlin. Depuis 2004, elle a publié plusieurs livres dont, Zonenkinder (Rowohlt, 2004, non traduit), récit de son enfance est-allemande qui a été un best-seller en Allemagne. Traduit de l’allemand par Frédéric Joly.

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