En Allemagne, « un niveau de coopération inédit entre les groupes d’extrême droite »

Des enregistrements vidéo montrant des groupuscules d’extrême droite allemands pourchassant, harcelant et attaquant des minorités ethniques, des journalistes et des contre-manifestants face à une police dépassée se sont répandus sur les réseaux sociaux la semaine dernière.

Dans une vidéo, un policier prévient un réfugié libanais parmi les contre-manifestants : « Si la foule attaque, nous ne pourrons pas garantir votre sécurité. » Dans la ville est-allemande de Chemnitz, dimanche 26 août, des manifestations ont rapidement éclaté après qu’un Allemand a été poignardé à mort lors d’une bagarre et que deux demandeurs d’asile, un Syrien et un Irakien, ont été arrêtés pour le crime.

Du jour au lendemain – en grande partie grâce au recrutement via les réseaux sociaux –, la foule, à l’origine spontanée, défilant contre les « migrants criminels » a rassemblé 6 000 manifestants. En sous-nombre, la police locale a dû lutter pour tenir ses positions ; des pans entiers de la ville ont néanmoins échappé à tout contrôle policier pendant deux jours, jusqu’à ce que l’on envoie des renforts.

Nouvelles stratégies

Les événements survenus à Chemnitz ont horrifié la plupart des Allemands et des citoyens du monde entier ; ils auront aussi révélé le nouveau visage d’une partie de l’extrême droite. Il est désormais et plus que jamais évident que les tactiques et les stratégies des mouvements violents d’extrême droite ont changé.

Avant Chemnitz, il existait en Allemagne deux types de manifestations d’extrême droite, sans lien entre elles. Pendant des décennies, on a assisté, périodiquement, à des défilés organisés par un petit noyau dur de militants néonazis, consacrés en général à la commémoration de dirigeants nazis comme Rudolf Hesse, et auxquels prenaient part des extrémistes marginaux, presque toujours mis en minorité par les contre-manifestants antifascistes.

La violence que l’on observait en ces occasions se limitait le plus souvent aux affrontements entre la gauche et la droite. Depuis 2015, on assiste en Allemagne, et à travers toute l’Europe, à une série de manifestations anti-islam, séparées et relevant d’une extrême droite moins radicale, conduites par le mouvement des Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident (Pegida), rassemblant des dizaines de milliers de citoyens ordinaires dans des marches non violentes.

Les manifestations de Chemnitz ont très vite mobilisé ces deux groupes jusqu’alors séparés, et d’autres encore, révélant un niveau de coopération inédit entre militants néonazis, hooligans d’extrême droite, groupes appartenant à une nouvelle sous-culture, comme celui formé par les combattants d’arts martiaux d’extrême droite, et les milliers de citoyens en colère (appelés « Wutbürger ») qui se sont engagés dans des mouvements comme Pegida.

Un troisième secteur de l’extrême droite – les leaders de partis politiques comme l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui représente actuellement le troisième plus grand parti au Parlement fédéral – et les élites locales ont encore jeté de l’huile sur le feu en célébrant les manifestants en révolutionnaires et en présentant les émeutes comme une légitime résistance marquant le début du déclin d’un Etat corrompu. Les leaders d’extrême droite n’ont pas hésité à comparer ces émeutes aux manifestations démocratiques de 1968 et 1989, alors portées par la jeunesse et un mouvement citoyen. Cette rhétorique a contribué à renforcer les propos des citoyens ordinaires et à légitimer la violence.

Violence légitimée par les élites

S’il a déjà existé des tentatives visant à relier ces différents secteurs d’extrême droite – en particulier dans les années 1990, à l’initiative du Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD), au cours d’une vague d’émeutes semblable, à Rostock et ailleurs –, dans l’ensemble, chacun des groupes rejetait l’autre. Les partis et les citoyens d’extrême droite représentaient trop l’establishment aux yeux des militants, et les néonazis étaient trop violents pour les citoyens ordinaires et les élites.

Le succès de la collaboration de Chemnitz – où militants d’extrême droite, citoyens et élites de droite dure ont défilé côte à côte – illustre un nouveau cycle, dans lequel des mouvements comme Pegida deviennent un terreau fertile pour la radicalisation et où la violence des groupes d’autodéfense est légitimée par les élites. Dans ce contexte, l’assassinat perpétré dimanche 26 août a été instrumentalisé par l’extrême droite afin de renforcer davantage l’association des citoyens ordinaires et du noyau dur d’extrémistes violents, dans des éruptions spontanées de violence ou lors d’attaques planifiées.

Comment l’Allemagne devrait-elle réagir ? A court terme déjà, il est absolument nécessaire que la police et les services de renseignement évaluent mieux la situation et planifient mieux les choses. L’incapacité qui a été la leur de prévoir l’ampleur des manifestations ou les risques de violence montre à quel point il est déterminant que l’Etat s’appuie sur une meilleure intelligence prédictive et qu’il ait davantage conscience du fait que certains événements déclencheurs – d’autant plus lorsqu’ils sont amplifiés par le biais des réseaux sociaux – peuvent rapidement mobiliser un très grand nombre de personnes.

A plus long terme, il faut que l’Allemagne considère que le travail effectué depuis des décennies pour assurer une culture démocratique forte est aujourd’hui triplement menacé : par la xénophobie et le désenchantement qu’éprouvent les citoyens ordinaires ; par l’expansion de sous-cultures d’extrême droite et d’une violence extrémiste militante ; et par des élites dont la rhétorique politique diabolise les migrants, désigne les médias comme l’« ennemi du peuple » et célèbre la violence comme un acte résistant et révolutionnaire. Quelle que soit la stratégie élaborée face à l’extrême droite, elle devra tenir compte de ces trois domaines.

Chemnitz montre, par-dessus tout, que la collaboration entre ces trois secteurs mène tout droit au désastre. Dans les prochains mois, la question se posera de savoir si cette nouvelle coalition entre le parti d’extrême droite (AfD), les mouvements de protestation comme Pegida et les néonazis saura se maintenir, ou si des guerres internes la replaceront sur la voie de la dissolution, comme ce fut le cas des tentatives précédentes pour « Unir la droite » en Allemagne et ailleurs.

Par Cynthia Miller-Idriss (Professeure d’éducation et de sociologie à l’Université américaine de Washington) et Daniel Köhler (Directeur l’Institut allemand d’études sur la radicalisation et la déradicalisation). Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria.

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