En Australie, nous devrons faire le deuil de l’avenir

Des soldats australiens soignent un koala souffrant de brûlures à cause des incendies qui ravagent le pays, à Kingscote, le 7 janvier. TRISTAN KENNEDY / AFP
Des soldats australiens soignent un koala souffrant de brûlures à cause des incendies qui ravagent le pays, à Kingscote, le 7 janvier. TRISTAN KENNEDY / AFP

On croirait l’apocalypse. Une catastrophe nationale est en train de se produire, qui, chaque jour, crée de nouveaux chocs. « Le ciel est en feu », « Une telle rapidité et une telle furie », « On dirait une zone de guerre ». Voilà quelques-unes des phrases employées pour saisir la violence des incendies par ceux qui les combattent.

Cela fait maintenant trois mois que le feu ravage des terres déjà grillées par la sécheresse et des arbres assoiffés par des vagues de chaleur précoces [l’été débute en décembre dans l’hémisphère Sud]. La surface de forêt rasée à ce jour est six fois supérieure à celle de la forêt amazonienne détruite pendant toute l’année 2019. Une superficie équivalente à celle de la Belgique a été réduite en cendres.

Le sud du littoral de la Nouvelle-Galles du Sud, à cette période de l’année plein à craquer de familles en vacances, est en train d’être évacué alors qu’une localité après l’autre disparaît sous les flammes. Dans l’Etat de Victoria, des milliers de personnes se sont retrouvées piégées sur une bande de terre coupée du continent par le feu et la marine a été mobilisée pour les secourir par bateau.

1 milliard d’animaux ont déjà péri

Le nombre d’animaux qui ont déjà péri est estimé à 1 milliard. Des colonies entières de koalas ont été réduites à néant. Des renards et des chats errants attendent aux abords des fronts de flammes que de petits mammifères et reptiles en fuite leur courent tout droit dans la gueule.

Et cela fait des semaines que Canberra, pour l’heure épargnée par les flammes, suffoque sous un épais manteau de fumée provenant des gigantesques incendies qui ravagent l’est et le sud-est de la capitale. Depuis des jours, la ville affiche l’indice de pollution le plus élevé de toutes les métropoles du monde, un indice plus élevé que celui de New Delhi ou de Pékin, avec des niveaux souvent dix à vingt fois supérieurs aux seuils jugés dangereux.

La journée du samedi 4 janvier a été la plus chaude depuis l’existence des relevés de températures, avec 44 °C à Canberra. A Penrith, en banlieue de Sydney, le thermomètre a atteint la température écrasante de 49 °C, une chaleur qui coupe le souffle rien qu’à y penser.

Une bête qui sillonne le pays

Ces feux ont quelque chose de fou. Des pompiers chevronnés racontent n’avoir jamais rien vu de la sorte. Nous ne disposons pas des concepts ni de l’expérience qui nous permettraient de saisir ce qui est en train de se passer. Les Australiens qui ne combattent pas les feux et ne participent pas aux secours regardent les images médusés. Les incendies des étés précédents étaient un spectacle, un spectacle que l’on regardait en sécurité, de son salon, en ville. Mais pas cette fois.

Le spectacle s’est métamorphosé en une bête qui sillonne le pays en détruisant tout sur son passage. Les incendies créent des phénomènes météorologiques alors qu’ils traversent les forêts. Les personnes qui restent pour défendre leur propriété contre le feu parlent de gigantesques murs de flammes qui projettent des pluies de braises, lesquelles enflamment tout alentour. Un rugissement de trains de marchandises se fait entendre, tandis que les animaux hurlent.

Les Australiens, qui ne prêtaient jusque-là pas attention aux discours des climatologues du monde entier, observent ces scènes avec horreur. Ce que nous redoutions est en train de se produire ; mais nous pensions que nous aurions encore deux ou trois décennies avant d’avoir l’impression de vivre l’apocalypse. Or, l’avenir est arrivé, et ce que les prochaines années ont à nous apporter nous remplit d’effroi.

Le pays aux mains des climatosceptiques

L’ampleur de la catastrophe est telle qu’il est impossible de nourrir un quelconque sentiment de satisfaction à l’idée d’avoir eu raison. Mais il est également impossible de faire taire la rage ressentie à l’encontre des responsables politiques et des lobbyistes du charbon [l’extraction de la houille est un secteur important en Australie] qui font semblant de prendre les avertissements des scientifiques au sérieux ou les traitent de chimères.

Ces incendies nous envoient un message : « Voilà ce que la terre fait lorsque l’homme consomme des énergies fossiles à tout-va et réchauffe la planète. »

Cela fait des années que l’on nous dit que, parmi les pays industrialisés, l’Australie est le plus exposé aux conséquences du réchauffement climatique. Or, le gouvernement australien est aux mains de climatosceptiques qui ne reconnaîtront pas que ces incendies infernaux surviennent plus souvent et avec plus de violence à cause du réchauffement mondial. Notre gouvernement s’oppose à des réductions plus massives des émissions mondiales de CO2 et encourage activement le développement de la colossale mine de charbon du groupe Adani dans le Queensland.

Je pensais autrefois que des catastrophes manifestement causées par le changement climatique feraient tomber les murs psychologiques du déni. Mais je me trompais. Il est à présent clair que ceux qui sont dans le déni regarderaient le pays entier partir en fumée plutôt que d’admettre qu’ils avaient tort. Leurs maisons peuvent brûler, leurs familles finir calcinées qu’ils continueraient de trouver le moyen de nier les preuves du changement climatique.

Traumatisme

Le premier ministre conservateur, Scott Morrison, contraint par la colère des Australiens de rentrer des vacances qu’il passait à Hawaï tandis que le pays brûlait, déploie tous les talents qu’il a développés au cours de sa précédente carrière dans le marketing pour pointer du doigt des facteurs autres que le changement climatique.

En 2019, 23 anciens responsables de services de gestion de situations d’urgence et d’incendies se sont regroupés et ont tenté d’obtenir un rendez-vous avec le premier ministre pour l’avertir des catastrophes sur le point de se produire et de la nécessité de s’y préparer. Les catastrophes sont bien plus désastreuses qu’ils ne le pensaient et ils ont peur. Mais le premier ministre a ignoré leurs demandes de rendez-vous.

Et maintenant ? Difficile de savoir comment le traumatisme s’exprimera quand les feux se seront éteints et que le pays commencera à se relever. Certes, il y aura la gratitude pour les pompiers qui se sont battus jusqu’à l’épuisement. Il y aura l’aide aux personnes traumatisées et la détermination de reconstruire les vies brisées.

Une vague de dégoût

Mais on peut aussi s’attendre à une vague de dégoût envers ces responsables politiques qui nous ont si magistralement trahis, et à une poussée de militantisme en faveur d’un changement.

Au-delà de tout cela, il y aura le deuil. Le deuil de ceux qui ont péri, des villes détruites, des magnifiques forêts carbonisées et désormais silencieuses, des innombrables oiseaux et autres animaux calcinés ou morts de faim parce que leur habitat a été détruit.

Mais nous devrons aussi faire le deuil de quelque chose de plus difficile à définir : la mort de l’avenir. Ces incendies, comme les catastrophes causées à travers le monde par le changement climatique, font voler en éclats notre vision du monde. D’une façon ou d’une autre, nous devons commencer à imaginer un nouvel avenir sur une terre de plus en plus chaude, une terre de plus en plus hostile à la vie humaine.

Clive Hamilton est philosophe, professeur d’éthique publique à l’université Charles-Sturt à Canberra (Australie) et ancien membre du Conseil australien sur le changement climatique. Il est notamment l’auteur de « Requiem pour l’espèce humaine » (Presses de Sciences Po, 2013) et des « Apprentis sorciers du climat » (Seuil, 2013). Traduit de l’anglais par Valentine Morizot.

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