Le confinement imposé à la société espagnole dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 bouleverse les habitudes des familles à l’égard du système de santé et de la prise en charge de leurs proches. La gestion sanitaire du Covid-19 interdit actuellement aux familles toute possibilité d’accompagner leurs proches aux urgences et de les soutenir lors d’une hospitalisation. Or famille et santé maintiennent des liens étroits et indissociables dans la société espagnole.
Les pères, mères et grands-parents hospitalisés sont désormais des individus qui se retrouvent seuls face à leur pathologie, et affronter la peur et la douleur dans la solitude, sans un mot, sans un message, sans une blague ou le sourire d’un proche est un fait nouveau et inédit dans la société. Cette individualisation totale de la prise en charge d’une personne malade et la séparation globale entre les familles et l’institution hospitalière dans un pays où lorsque «le malade est hospitalisé la famille l’est aussi» (Zomeño Ros, 2015) jurent avec les coutumes espagnoles. Habituellement, dans le cas d’une hospitalisation, la famille est omniprésente jour et nuit auprès des malades sauf aux moments de la toilette, de la visite du médecin dans la chambre ou de l’intervention des infirmières, où elle est formellement exclue. Cet accompagnement familial à travers les soins que la famille lui dispense, les manifestations d’affection qu’elle manifeste est précieux pour le rétablissement du malade.
Jamais seul
Il y a dans ce pays l’idée sociétale que l’individu, au sein de la famille, au cours de l’enfance, de la jeunesse, de la vieillesse, à tous les âges de la vie et dans toutes les circonstances, doit toujours être accompagné, jamais seul. La pensée que la solitude physique contribue à renforcer les individus dans leur capacité d’autonomie, celle-ci étant considérée comme un objectif à conquérir, y est totalement absente. Ceci aide à comprendre de multiples aspects de la société espagnole parmi lesquels le rapport entre famille et santé.
La famille est un acteur central dans le système de santé, indispensable et nécessaire à son bon fonctionnement. Dans les établissements de santé, elle est d’ailleurs souvent sollicitée par les professionnels. Sa présence leur fait gagner beaucoup de temps et leur permet de se consacrer aux malades les plus gravement menacés ou à ceux (rares) qui sont isolés, sans personne avec eux. Comparé aux autres pays européens plus généreux en aides sociales, on peut considérer que l’Etat providence espagnol est familialiste. Le système de santé bénéficie de ce familialisme.
La famille est partie prenante de la santé de ses membres dans diverses situations. Lors d’une intervention chirurgicale avec hospitalisation, il est habituel pour les membres de la famille et les amis de rester ensemble et de discuter de tout et de rien, dans une salle pendant le temps de l’opération. Par la suite, le médecin informe la famille du déroulement de l’intervention. Les premiers jours et tant que le malade souffre, il est accompagné jour et nuit par un membre de sa famille. La famille s’organise pour assurer une présence continue auprès du malade et gérer les problèmes de la vie quotidienne générés par son absence, par exemple la garde de ses enfants, etc. Des plannings avec des horaires se mettent en place qui concernent principalement les membres les plus proches du patient. Par exemple, une personne âgée est principalement accompagnée de ses enfants. Les belles-filles et les gendres ou les petits enfants interviennent plus ponctuellement. Si les enfants, trop jeunes ou bien vivant au loin, ne peuvent pas être présents et que la famille en a les moyens, une personne est rémunérée pour veiller auprès du malade la nuit. Parfois des amitiés naissent entre accompagnants des malades de la même chambre ou entre familles de différentes chambres qui se croisent en parcourant les couloirs.
La chambre, un lieu de sociabilité
Dans les hôpitaux espagnols, pendant les horaires des visites, une foule de gens arrivent à l’hôpital pour entourer les malades. Les chambres deviennent des lieux de regroupement rassemblant parfois jusqu’à dix personnes autour du malade. Un malade qui reçoit peu de visites pourra «être suspecté» de ne pas être assez entouré ou aimé de ses proches. Il y a une «concurrence» implicite sur le nombre et la quantité des visites. Le dimanche et le week-end, les familles se réunissent autour du malade comme dans un salon ou une salle à manger. Souvent, quand les visiteurs sont trop nombreux, certains vont discuter dans le couloir, d’autres dans les salles dédiées à l’étage, d’autres descendent prendre un café, favorisant ainsi des moments communs et individuels entre les uns et les autres. La chambre devient un lieu de sociabilité, de mise en scène illustrant le bon fonctionnement de la famille, avec ses «bons» enfants et les êtres chers comme les amis qui les accompagnent. Le nombre de visiteurs varie selon la composition des familles, les milieux sociaux et la pathologie. Pour une naissance, il peut y avoir 20 visites par jour, pour une intervention chirurgicale une douzaine.
L’ensemble de ces éléments met en valeur les liens étroits entre famille et santé dans la société espagnole à travers l’accompagnement des malades, les visites et le lien avec les autres familles des voisins de chambre. Certains supportent mal ce monde nouveau du confinement : la douleur est incarnée dans cette jeune femme madrilène qui, la semaine dernière, deux jours après sa sortie de l’hôpital où elle avait accouché, et ne supportant pas que ses parents ne connaissent pas son bébé, est allée se poster derrière la grille de leur jardin pour lui donner le biberon et changer sa couche.
Sandra Gaviria, professeur de sociologie à l’université Le Havre-Normandie. Elle est l’auteur de Revenir vivre en famille, devenir adulte autrement, Lormont, éditions Le bord de l’eau, 2020.