En Europe, le dangereux flirt des libéraux avec l’extrême droite

Mardi 18 octobre, le nouvel exécutif dirigé par le conservateur Ulf Kristersson a officiellement pris ses fonctions en Suède. Détenant moins d’un tiers des sièges au parlement, la coalition de centre droit a dû, pour constituer une majorité, conclure une alliance avec les Démocrates de Suède (SD), parti nationaliste historiquement issu du mouvement néo-nazi suédois. Une nouveauté radicale dans le paysage politique scandinave.

Au même moment, en Italie, la coalition toujours appelée « de centre droit » se reconfigure à la droite de la droite. Le mouvement nationaliste italien n’a pas seulement annexé pour de bon le berlusconisme, désormais plus petit partenaire d’un gouvernement dominé par la Ligue (extrême droite) et les Frères d’Italie (postfasciste). Elle a également étendu son influence au centre et dans la technocratie. Des élus du « troisième pôle » centriste de l’ancien socialiste Matteo Renzi ont, selon toute vraisemblance, soutenu l’élection à la tête du Sénat d’Ignazio La Russa, connu pour sa nostalgie assumée du régime mussolinien. Même Mario Draghi, au parcours éminemment européen, a mis en scène ces dernières semaines sa bonne entente avec Giorgia Meloni, qui lui a succédé le 22 octobre à la tête du gouvernement.

Schéma. La situation française est certes plus complexe, mais elle n’est pas exempte de tendances similaires. La parole de certains membres de l’actuel gouvernement — comme du précédent — s’est aventurée à plusieurs reprises sur le terrain dialectique du parti frontiste. Sur le plan institutionnel, la volonté du parti présidentiel d’intégrer pleinement le RN dans le jeu parlementaire s’est traduite par l’élection massive de vice-présidents RN de l’Assemblée nationale avec le soutien du centre. Dans l’intervalle, une série d’amendements et de textes ont été votés avec ou grâce aux voix du RN, qui s’est réclamé à cette occasion d’une attitude d’opposition « constructive ». Face à Giorgia Meloni, Emmanuel Macron lui-même a clairement fait le choix du dialogue.

Dans les trois cas, le même schéma se répète : faisant face à des majorités instables et à la croissance du nationalisme, craignant d’être isolés ou pressés d’éviter toute alliance avec le centre gauche, les partis libéraux font le choix d’une ouverture, d’un compromis, voire d’une subordination aux forces politiques d’extrême droite. Ces compromissions, cependant, ne sont pas sans contrepartie. En Suède, les Libéraux, d’ordinaire tenants d’une ligne résolument ouverte sur les questions migratoires, ont accepté un durcissement du régime carcéral des mineurs, la réduction des droits des réfugiés aux « normes minimales de l’UE » , et la division par sept du quota de réfugiés annuellement relocalisés en Suède. La cohérence idéologique du parti est en question, et les signes de mécontentement parmi ses électeurs se sont multipliés. Sans surprise, les scores des libéraux suédois dans les sondages sont apparus en baisse ces derniers jours.

Le risque politique est profond, tant à la base que dans les instances européennes. D’un côté, l’électorat libéral, volatil, n’a guère de sympathie pour les mouvements radicaux. En Europe de l’ouest et du centre, sa sociologie souvent urbaine, jeune et éduquée le rapproche davantage des Verts que des partis de droite. Des pertes de voix sont donc à craindre. De l’autre, le réseau européen des libéraux se veut intransigeant vis-à-vis de ces tentations. Au sein du groupe Renew Europe du parlement européen, les députés suédois doivent faire face à la défiance de leurs collègues. Leurs jours au sein du groupe pourraient être comptés.

Sanction. Le problème n’est pas qu’éthique. Même au plan purement tactique, l’histoire récente ne plaide pas en faveur de telles expériences, comme en témoigne l’exemple du parti espagnol Ciudadanos. A l’origine positionné au centre, le parti évolue jusqu’en 2019 vers une politique d’alliances exclusives avec la droite (Parti populaire) et l’extrême droite (Vox), et refuse mi-2019 toute négociation avec les socialistes de Pedro Sanchez. La sanction ne se fait pas attendre. Lors des élections législatives suivantes, le score de Ciudadanos est divisé par deux, passant de 16 % à 7 % des voix. Depuis, ses scores nationaux et régionaux ne font que décliner, et le parti est désormais largement devancé par Vox comme seconde force d’opposition du pays.

Pour les représentants du mouvement libéral, l’alliance avec la droite nationaliste constitue donc à la fois un grave problème éthique et un immense risque politique. Les contre-arguments généralement développés — une convergence partielle au plan économique, la volonté d’affaiblir l’extrême droite en la confrontant aux responsabilités — semblent bien faibles face au risque d’une double rupture, avec leur base et leurs alliés européens.

Traditionnellement, la puissance des partis centristes tient précisément à leur capacité d’interagir avec l’ensemble des acteurs de gauche et de droite modérée, en s’inscrivant dans des majorités diverses, et en s’affirmant comme un rempart contre la radicalité. Rompre ce positionnement, c’est renoncer à la fois à ses principes, à son potentiel électoral à venir, et à sa crédibilité internationale. Passée l’opportunité immédiate, une telle stratégie est la garantie d’un affaiblissement durable, non seulement des partis libéraux eux-mêmes, mais du projet politique qu’ils portent, au niveau national comme au niveau européen.

« Mieux vaut ne pas gouverner que mal gouverner », avait dit en 2017 Christian Lindner, chef des libéraux allemands. Gageons que, dans ces périodes troublées, les partis centristes européens sauront méditer cet adage.

François Hublet est rédacteur en chef du Bulletin des élections de l’Union européenne (BLUE), membre du Groupe d’études géopolitiques/Le Grand Continent.

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