Travaillant aux Etats-Unis depuis 2009, j’ai pu constater que c’est très souvent avec un sentiment anxiogène qu’on aborde en France les réussites et les échecs des autres, bloquant ainsi nos propres degrés de libertés. Nous serions plus de 60% à voir la réussite économique d’un mauvais œil (1), et un tiers des entrepreneurs français considéreraient l’échec comme inacceptable (2). Et pourtant, l’échec et la réussite, a priori antinomiques, sont fondamentalement nobles quand ils sont réunis. Les belles histoires font rêver et donnent de l’espoir. N’est-ce pas ce dont nous manquons tant dans cette succession de crises que nous traversons ? Il serait temps de se défaire de ce mépris pour ces deux protagonistes de la vie, d’accepter l’échec qui, mis en valeur, permet de grandir plus vite et finalement de réussir.
Car ce désamour a pour conséquence la dévalorisation constante de la prise de risque, effaçant par la même occasion l’audace et donc les possibilités de réussir ou d’échouer. Dans cette schizophrénie permanente, on est tentés de croire que naître avec une cuillère d’argent dans la bouche est mieux perçu que la réussite acquise, et permet d’éviter toute animosité naissante de la part des autres sur ses propres défaites et échecs. Qui, de facto dans le cas précis d’un individu «bien né», peuvent ne jamais exister. Alors qu’aux Etats-Unis, on met en valeur la mobilité sociale, démonstration d’un rêve américain encore possible, on aborde en France le transfuge social avec un sentiment dubitatif ou une certaine culpabilité pour ces navigateurs de classes.
Fille de classe moyenne et élevée en cité HLM, je ne compte plus le nombre de fois où on m’a demandé le quartier où j’ai grandi, ou les lieux de villégiature de mon enfance, comme pour questionner de manière détournée mes origines sociales dont je suis pourtant fière et, par la même occasion, jauger ma réussite. Le graal de la réussite étant, pour beaucoup, le concours scolaire obtenu à 20 ans, qui marque par la même occasion votre identité jusqu’à votre dernier soupir… Paradoxalement, la France a construit un système d’études supérieures formant les élites du pays qui passe, les premières années, par l’expérience souvent brutale de la défaite. Dans mon entourage, l’échec subi à 20 ans est devenu une blessure narcissique à vie pour bon nombre de mes camarades.
L’ambition de réussir va de pair avec le courage d’échouer. Et pourtant, on se plaît à imaginer que l’échec n’a jamais existé chez ceux qui ont soi-disant réussi. La phrase «Tu n’as jamais rien raté toi», qu’on m’a trop souvent glissé dans une conversation, est symptomatique de cette intolérance générale à l’échec. En réalité, j’ai davantage échoué que réussi. L’incapacité de trouver un premier job à moins de 2 000 kilomètres de mon compagnon, le refus de nombreuses subventions de recherche, deux tentatives échouées de start-up ou encore le rejet de ma candidature à un visa de travail ne sont que quelques exemples.
Fraîchement arrivée aux Etats-Unis, je me revois tétanisée face à un ami américain qui me confie avoir perdu sa première boîte. Il me rassure en m’affirmant avoir appris de ses erreurs, dont est justement née sa seconde entreprise, à succès. Steve Jobs a été viré de sa propre boîte, Bill Gates a coulé sa première start-up avant de créer Microsoft, Henry Ford a été ruiné par sa première aventure entrepreneuriale avant de créer sa marque. Qui connaît les échecs de Bernard Arnault et de François Pinault ? La culture américaine de l’échec construit l’individu alors qu’elle l’anéantit et lui enlève toute crédibilité chez nous. On préfère dissimuler nos échecs, les mettre sous le tapis, comme on cacherait un casier judiciaire.
Et si, pour 2021, nous prenions la résolution collective d’en finir avec ce dénigrement de l’échec et de la réussite, de mieux les célébrer, pour se concentrer sur la valeur des efforts entrepris ? On parlerait enfin d’apprentissage de la vie.
Aurélie Jean, chercheuse, spécialiste des algorithmes et cheffe d'entreprise.
(1) Sondage Opinion Way pour Public Sénat, les Echos et Radio Classique, 2017.
(2) Sondage Vistaprint, 2018.