En Grèce, un scrutin à portée européenne

Il en est ainsi de certaines élections dans l’histoire de l’Europe : leurs résultats engagent un tournant symbolique et matériel, dont la signification dépasse le cadre national dans lequel elles se sont tenues. Songeons à l’élection allemande de novembre 1932 qui mena Hitler au pouvoir, aux scrutins de 1936 en Espagne et France, qui symbolisèrent la venue du Front populaire, ou celles d’avril 1948 en Italie, qui incarnèrent la guerre froide dans les Etats démocratiques. Il en sera peut-être ainsi du scrutin grec du 25 janvier 2015. A ce stade, nul ne peut apprécier sa pleine portée. Il n’empêche, cette élection fut suivie en Europe avec angoisse, crainte, espoir ou passion.

C’est peu de dire que le résultat est détonnant. Il y a onze ans à peine, Nouvelle Démocratie et Pasok cumulaient 85,91% des suffrages et 282 des 300 sièges. En 2007 encore, l’agrégation se fixait à 78,93% et 254 sièges. Dimanche, ND et Pasok totalisèrent 32,49% et 89 sièges. Le Pasok, qui a dominé la vie politique grecque pendant trente ans, culmine à… 4,68%. Mais le cadre du chamboulement électoral n’est pas que grec. Jamais dans les Etats démocratiques européens, un parti de la gauche radicale n’avait décroché une telle représentation. En engrangeant près d’un siège sur deux, Syriza dépasse de loin les prouesses anciennes des partis communistes italien (PCI) et français (PCF) ou, dans la période contemporaine, du parti progressiste des travailleurs (Akel) à Chypre. Au-delà de cette portée politico-électorale européenne, ce résultat dans une Grèce dévastée économiquement et socialement et dans une Europe qui s’enfonce dans la déflation soulève de nombreuses interrogations sur ses suites.

Ses suites électorales, d’abord. Le résultat est-il la pièce de domino initiale à même de générer un effet d’entraînement pour des partis comme Podemos en Espagne ou le Bloc de gauche au Portugal, ou se dévoile-t-il avant tout comme la résultante d’une configuration politique tout à fait singulière ? Plus largement, marque-t-il un crépuscule des grands partis de gouvernement, dont le soutien s’est déjà étiolé ces dernières années ? On se gardera bien de tout pronostic tout en rappelant, qu’aux élections européennes les partis classiques de gouvernement furent devancés par un outsider dans des pays comme le Royaume-Uni (Ukip), le Danemark (Parti populaire danois) ou encore la France (FN).

Ses suites politico-économiques, ensuite. La victoire de Syriza rouvre la discussion sur les orientations économiques en Europe. Sous un certain angle, les choses se présentent simplement. Pas un économiste sérieux ne doute de l’impossibilité pour la Grèce de se redresser avec une dette équivalant à 175% du PIB. Nombre de responsables de la troïka ont d’ailleurs confessé avoir sous-estimé l’impact des mesures d’austérité sur la croissance. Et même des zélateurs de Friedman et Hayek confessent désormais à demi-mots qu’il faut «réinjecter» de la croissance. Qui plus est, aucune des parties en présence ne peut se permettre, économiquement, un échec dans la négociation qui s’ouvrira sur la restructuration de la dette grecque.

Pour autant, la dynamique apparaît complexe. Là aussi, dans une double perspective. Economiquement, une restructuration de la dette grecque impactera des acteurs publics et privés dans l’UE alors qu’ils sont eux-mêmes soumis à une réduction drastique de leur dette et déficits budgétaires. Au surplus, les tenants rigoristes, avec au premier rang l’Allemagne, ne souhaitent pas créer un précédent, que pourraient faire valoir par la suite d’autres Etats, comme l’Italie, l’Espagne voire la France, pour desserrer la conduite du désendettement. Sur le plan politique ensuite, la configuration n’est pas plus simple.

D’abord, aucune des principales familles politiques européennes et aucun des grands partis nationaux ne souhaiteront faire le moindre cadeau à Syriza, une formation de la gauche radicale. Certes, Syriza s’assimile plus à parti social-démocrate de gauche qu’à une quelconque organisation révolutionnaire. Il n’empêche, il s’agit là aussi d’enrayer tout processus d’emballement alors même que des élections législatives, sans même mentionner les scrutins subnationaux, doivent intervenir cette année dans pas moins de huit Etats membres de l’Union européenne : au Royaume-Uni, au Danemark, en Estonie, en Finlande, en Suède, en Pologne, en Espagne et au Portugal.

Ensuite, il importe de souligner l’importance de la contrainte interne dans le processus décisionnel européen. Or, dans plusieurs pays européens se développent des formations opposées à l’UE, hostiles surtout aux mécanismes de solidarité des supposées fourmis aux imaginaires cigales. En Allemagne, Angela Merkel et la CDU-CSU suivent avec appréhension le développement de l’Alliance pour l’Allemagne (AFD), tandis que David Cameron redoute la montée en puissance de l’UKIP. Dans une phase d’approfondissement du chauvinisme de bien-être, la renégociation de la dette grecque suscitera une hostilité non négligeable dans plusieurs Etats. Et les élites politiques ne l’ignorent pas.

Enfin, dans une UE où le rapport au régime de démocratie représentative s’est étiolé, l’affirmation de la réappropriation de la souveraineté populaire suscite l’inquiétude d’élites politico-économiques, particulièrement bien incarnées par la Commission européenne et la Banque centrale européenne. Prémunies de devoir rendre compte devant quiconque, cette mise en cause dans les urnes de leur action en Grèce ces cinq dernières années sonne comme un avertissement quant à ce privilège exorbitant, dont elles usent régulièrement avec peu de discernement.

On l’aura compris, la négociation à venir s’ouvre sous des auspices complexes et serrés. Et beaucoup pourraient porter à croire qu’il n’y a pas de point de synthèse. Pourtant, il ne saurait en être ainsi. Rationnellement, chaque partie a (beaucoup) plus à gagner qu’à perdre d’une solution. Plus fondamentalement encore, un échec signerait peut-être la mort de l’idée et du projet européens à un moment où la défiance à son endroit est déjà remarquablement élevée. Nous l’avons pointé, la portée européenne du scrutin en Grèce fut exceptionnelle. Il n’en ira pas autrement de ses suites.

Pascal Delwit, professeur de science politique à l'université libre de Bruxelles.

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