En Guadeloupe, Mai 68 est tombé en 67, et il a été occulté

A Pointe-à-Pitre, en mai 1967. Photo DR
A Pointe-à-Pitre, en mai 1967. Photo DR

En Guadeloupe, les «événements de Mai» eurent lieu en 1967. Et la répression fut bien plus sanglante que celle qui sévit, un an plus tard, dans les commissariats des alentours du Quartier latin, à Paris.

En mai 1967, à Pointe-à-Pitre, la situation dégénéra à l’occasion d’une grève des ouvriers du bâtiment qui réclamaient une augmentation de salaire. Des émeutes ensanglantèrent la ville principale de la Guadeloupe à la suite d’une véritable fusillade et de «ratonnades» à l’encontre de la population civile. Jacques Nestor, militant très populaire du Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (Gong), une organisation nationaliste très active sur le terrain de la propagande, est abattu dès le début des affrontements, ce qui déclenche une véritable insurrection urbaine.

On ne connaît toujours pas avec exactitude le nombre des victimes, estimé à l’époque par les autorités civiles et militaires à sept morts et une centaine de blessés au moins, la plupart grièvement, dans la population civile autochtone. Aujourd’hui, personne ne peut dire s’il y a euhuitou deux cents morts ! Ce qui est sûr, c’est que le Gong est tenu pour politiquement responsable par les autorités de l’époque du climat de rébellion et des événements qui s’en sont suivis.

Début 1968, se tiennent coup sur coup, à Paris, puis à Pointe-à-Pitre, deux procès qui vont alors être l’occasion, aux yeux des militants, d’exposer la cause guadeloupéenne à l’opinion française, et qui seront vécus comme une victoire politique sur la répression judiciaire.

En février 1968, le procès des nationalistes guadeloupéens, considérés comme les instigateurs politiques des événements, s’ouvre devant la Cour de sûreté de l’Etat à Paris. Ils sont accusés d’avoir «entrepris de porter atteinte à l’intégrité du territoire national en se livrant à des actes de propagande, ayant consisté à participer à la rédaction et à la diffusion d’écrits tendant à séparer la Guadeloupe de la France» (1). Il est vrai qu’une résolution revendiquant l’indépendance de la Guadeloupe avait été adoptée lors de la conférence tricontinentale de solidarité anti-impérialiste qui rassemblait, en janvier 1966 à La Havane, des Africains, des Asiatiques, des Latino-Américains et des Guadeloupéens.

La révolution cubaine représente alors une source d’inspiration et un modèle d’action pour toute une nouvelle génération de militants anticolonialistes qui proclament le principe du recours à la lutte armée avec pour modèle l’action de Che Guevara en Bolivie.

En mars 1967, en Guadeloupe, lors de la campagne électorale pour les législatives, des affiches du Gong avaient été saisies, proclamant vouloir «briser les urnes colonialistes» et «conquérir l’indépendance nationale». En février 1968, des personnalités très connues viennent témoigner à la barre pour défendre les Guadeloupéens : Jean-Paul Sartre, Aimé Césaire, le représentant de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Me Henri Leclerc et d’autres avocats du barreau de Paris interviennent aux côtés d’avocats guadeloupéens. Arrêtés au début du mois de juin 1967 en Guadeloupe et en métropole, incarcérés à la prison de la Santé à Paris, les accusés ont mené plusieurs grèves de la faim pour la reconnaissance du statut de prisonnier politique. Au terme d’une instruction et d’un procès qui n’ont pas réussi à réunir des preuves pour soutenir l’accusation, le jugement apparaît relativement clément : douze acquittements et six peines de prison assorties de sursis.

En Guadeloupe, l’opinion paraissait vouloir oublier les deux journées de terreur et de sang et les médias officiels (l’ORTF et le quotidien France-Antilles) l’y poussaient en n’évoquant plus ni les morts et nombreux blessés ni les dizaines d’arrestations. Sous le coup de l’extrême violence de la répression de juin 1967, les Guadeloupéens étaient restés dans un état de peur et de sidération mêlées. Les multiples antagonismes politiques, idéologiques, ou de classe, voire de différences de couleur de peau, ravivés lors des événements, avaient fortement clivé la population.

Lorsque s’ouvre, en avril 1968, l’autre procès, celui des «émeutiers», au tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre, la ville retrouve l’ambiance lourde et tendue de l’année précédente. La défense, constituée d’une dizaine d’avocats du barreau de la Guadeloupe, de la gauche anticolonialiste à la droite, épaulés par des ténors des barreaux de Martinique et de Paris, souhaite faire du procès de Pointe-à-Pitre, la prolongation de celui de Paris.

Des 44 inculpés du début, ils ne sont plus que 25 détenus dans le box, à l’ouverture de l’audience. A l’évidence, il ne s’agit pas de la pègre venue des bas quartiers, comme le claironnaient les autorités, mais d’un échantillon représentatif des catégories sociales : plusieurs enseignants, un étudiant et deux lycéens, des professions intermédiaires, des ouvriers spécialisés et des manœuvres, des journaliers ; une moyenne d’âge de 28 ans, quatre mineurs, des pères de famille, des célibataires, aucune femme cependant. Seuls trois des inculpés ont des antécédents judiciaires (petite délinquance) ou ne déclarent aucune occupation professionnelle régulière. Les chefs d’accusation sont lourds : «Incitation à l’émeute ou participation à attroupement armé, port d’armes, rébellion à agent de la force publique, coups et blessures volontaires, incendies, vols.»

Tous ceux qui se trouvent dans le box ont été arrêtés les jours et semaines après les événements, sur dénonciation. Certains n’étaient pas à Pointe-à-Pitre les jours des émeutes mais se retrouvent au banc des accusés parce que la police ou des délateurs ont estimé qu’ils étaient susceptibles d’y être, en raison de leurs sympathies anticolonialistes.

Le procès connaît un renversement spectaculaire. La centaine de témoins appelés par la défense, dont certains ont été blessés par balles, témoignent à la barre de la violence et de l’aveuglement des tirs contre la population civile. Toute l’accusation repose sur la situation extrême dans laquelle se seraient retrouvés les CRS, contraints de tirer pour se dégager des salves de projectiles des manifestants. Craignant les questions pressantes et précises des avocats, comme les contradictions des témoins de l’accusation sur les horaires et l’évaluation des faits, le commissaire principal Canalès, qui a ordonné l’ouverture du feu sur la place de la Victoire dans l’après-midi du vendredi 26 mai 1967, convoqué à la barre, décide de ne pas se présenter. Le président du tribunaldélivre un mandat d’amener que la police locale refuse d’exécuter. Constatant la défaillance de l’accusation, la défense demande la mise en liberté de tous les emprisonnés. Le tribunal rend alors un verdict d’apaisement. Tous les inculpés, à l’exception des détenus pour vols, sont libérés. Il ne sera retenu des peines de prison avec sursis que pour «les plus politiques».

Ces deux procès sont bien, à court terme, une victoire politique. Mais ils n’auront pas réussi à faire la lumière sur la véritable ampleur et la responsabilité des massacres perpétrés à Pointe-à-Pitre les 26 et 27 mai 1967 par les CRS et la gendarmerie mobile. Ce n’est qu’à l’automne 2016 qu’une commission chargée d’un rapport sur les événements de mai 1967, remis à la ministre des Outre-Mer, a retenu après examen des archives de l’Etat la qualification de «massacre» (2).

Jean-Pierre Sainton, historien, université des Antilles. Il est l'auteur de : la Décolonisation improbable. Cultures politiques et conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967), éd. Jasor, 2012
Michelle Zancarini-Fournel, historienne, université de Lyon.


(1) Archives nationales, 5 W / 734, arrêt n°838 de la Cour de sûreté de l’Etat.
(2) Consultable sur le site de la Documentation française.

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